Traduction de Georges Nivat.
Assurément, l'hérédité, le milieu, l'époque sont trois sources qui contribuent à produire un écrivain. Mais le hasard et les contingences entrent pour beaucoup dans le résultat final, dans l'oeuvre créatrice. Ces contingences biographiques, nous les nommons, après coup, le destin de l'écrivain. Et la première place y revient à l'amour et aux amours de l'écrivain, surtout s'il est poète.
Jamais, semble-t-il, Éros n'a eu plus d'emprise sur les sens et sur les pensées des poètes russes qu'à Pétersbourg et à Moscou, à l'époque prérévolutionnaire, à cette époque de révoltes et de recherches «modernistes», de rêveries d'esthètes attirés par le mysticisme, et de paroxysmes romantiques.
Dernier reflet de l'aristocratie russe du XVIIIe siècle et dernier mot d'une noblesse dépérissante avec ses moeurs patriarcales encore inchangées et son ignorantisme «conservateur» (mais aussi, bien sûr, le «progressisme» emprunté à l'intelligentsia), les années consécutives à la mort d'Alexandre III virent une certaine transformation de la conscience nationale: dans l'intelligentsia, les questions de philosophie et de religion furent mises à l'ordre du jour, la classe des marchands riches prit résolument son essor, tandis que la Russie populaire et paysanne «s'engourdissait» à tel point qu'il fallut deux guerres pour détruire le prestige de l'autocratie (la guerre avec le Japon et la guerre mondiale) avant que l'empire de Pierre, ainsi qu'un château de cartes, s'écroulât.
L'irrésistible effondrement de tout le passé russe, vers le début du siècle nouveau, est un événement sans précédent; il va de soi que nous ne saurions le passer sous silence, quel que soit notre désir de séparer l'esthétique pure, les débats d'écoles et les changements de styles des problèmes d'ordre politique et social.
Un poète tel que Gumilëv ne pouvait surgir qu'en ces années où l'empire russe mourant absorbait avidement les enseignements de l'esprit novateur occidental.
Ce n'est que dans cette génération profondément meurtrie par les catastrophes militaires, ce n'est qu'à cette époque où le public cultivé s'arracha à l'inertie où sombrait l'empire, qu'un écrivain si original pouvait se développer, poussant l'indépendance jusqu'à l'insolence, maladivement orgueilleux, rêvant du Dieu des chrétiens mais séduit par un autre dieu, qu'il forgeait ambitieusement et qu'il appelait «l'étoile du matin» ou «Lucifer-ami»1.
Ce poète est un phénomène aux nombreuses facettes; sa poésie est complexe comme l'époque qui la créa, époque de grands enfantements et de grandes mutilations pour la Russie. De là viennent les contradictions de Gumilëv, ou plutôt son ambiguïté: une espièglerie étourdie perce à travers ses plus tragiques insatisfactions, un souci de l'ornement et parfois un certain cynisme accompagnent en demi-teinte ses poésies lyriques les plus tendres et ses poèmes dramatiques. Et toujours je ne sais quelle tristesse inconsciente se cache sous l'ironie, sous la moquerie, sous la bravade; toujours un pressentiment secret de la mort perce sous la sonorité des harmonies en majeur.
Une bonne fée avait mis un luth dans son berceau, mais à cela s'étaient limités ses dons de joyeuse arrivée et Gumilëv n'a pas eu dans sa vie le hasard heureux qui revêt une telle importance dans le destin du poète et du héros romantiques. Pendant toute sa jeunesse il rêva d'amour, imaginant tour à tour de multiples «bien-aimées», mais il ne rencontra pas (ou ne remarqua pas en temps voulu) celle qui aurait pu devenir le but de sa vie et de sa poésie; il mourut d'une mort solitaire et tragique à l'âge où son talent commençait seulement de s'épanouir, au moment où il venait enfin de goûter à la gloire, après être rentré en Russie en poète et en héros, au milieu de l'ouragan du marxisme, qui se levait sur la Russie.
Gumilëv n'avait hérité de ses aïeux ni la beauté, ni la force physique, ni la santé. Il avait une apparence presque chétive. Peut-être faut-il y voir l'origine de sa «seconde nature», de cette impassibilité virile qu'il affichait si souvent... Il avait un maintien raide, comme au garde à vous, il tournait la tête lentement et marchait d'un air décidé, en martelant son pas. Il parlait en susseyant, sans prononcer ni les «l», ni les «r», avec des pauses, comme s'il retenait les mots afin de les rendre plus convaincants.
Il était grand et bien bâti, mais il n'était pas séduisant de visage, sans pour autant être aussi difforme que l'a dit Mme I. K. Odoevceva, son ancienne élève en «acméisme»2. Pour moi, je m'étais lié d'amitié avec lui à une époque où il ne tondait pas son crâne à ras comme un soldat, mais où, bien au contraire, il lissait avec soin ses cheveux châtain clair. Déjà il n'avait presque plus de sourcils, mais ses yeux gris, qui louchaient légèrement sous leurs longs cils clairs, semblaient séduire les femmes; il avait un succès incontestable auprès des poétesses débutantes... Il les recevait deux à trois fois par semaine à la rédaction d'Apollon, au secrétariat, juste à côté de mon cabinet de rédacteur, lorsque mon secrétaire Lozinskij était absent; il arrivait que ma présence fût un obstacle involontaire à ses entreprises donjuanesques...
Nicolas Gumilëv naquit à Cronstadt. Son père, Stefan Alekseevič, était médecin de l'armée et servait dans la flotte de la Baltique. Il s'était marié deux fois. De son premier mariage restait sa fille Alexandra, devenue Sverčkov par son mariage. Alexandra avait une fille et un fils, Nicolas, que tous surnommaient «Colas le Petit». C'était un adolescent rêveur et lunatique et un excellent cavalier (en 1907 Nicolas Stepanovič partit pour l'Afrique avec lui).
Notre poète était le fils cadet issu du second mariage de Stéphane Alekseevič avec Anna Ivanovna L'vova, d'une famille de petits propriétaires du gouvernement de Tver', district de Bežetsk. Le fils aîné s'appelait Dimitri et il épousa Anna Andreevna Freigant.
La propriété familiale s'appelait «Slepnëvo». Elle était à quinze verstes de la ville de Be/.etsk. Anna Andreevna et sa soeur Varvara (devenue Lampe par son mariage) l'avaient reçue en héritage de leur père, «amiral de la flotte marchande» en retraite.
Peu de temps après la naissance de son fils cadet le 16 avril 1886, son père fit l'acquisition d'une maison à Carskoe Selo et s'y installa avec sa famille; il avait alors rang de «conseiller d'État». La prime enfance du poète s'écoula à Carskoe. A l'âge de neuf ans (en 1895) on le mit en pension chez Gurevič qui dirigeait un lycée à Pétersbourg; trois ans plus tard, quand la famille quitta Carskoe pour Tiflis, dans le Caucase, on mit le poète, âgé de douze ans, au lycée de Tiflis. Il y resta six ans, à faire des études plus que médiocres, et, à l'âge de seize ans, il venait tout juste de se hisser en sixième3. En revanche, en 1902, La Feuille de Tiflis publia un poème de lui: «J'ai fui la ville vers les bois». Déjà, plus tôt encore, il avait donné des vers à quelques journaux de lycéens, mais à la vérité, ils étaient assez faibles.
En 1903, Nicolas Stepanovič revint à Carskoe Selo. C'était un lycéen presque adulte et il eut beaucoup de mal à terminer (en 1906) le lycée Nikolaevskij de Carskoe, dont le directeur était déjà Innokentij Annenskij, qui devait jouer un tel rôle dans la vie de notre poète4.
Après avoir passé le baccalauréat, il partit incontinent pour Paris. Je ne suis pas persuadé qu'à cette époque Gumilëv ait eu le temps de lier une amitié littéraire avec Innokenti Fëdorovic, qui aurait vu en lui, comme le prétend N. A. Otsoup dans son livre Les Contemporains un poète au talent prometteur5. L'auteur de cette affirmation n'avait en 1903 que neuf ans et ses «souvenirs» sont peut-être embellis.
Jamais je n'ai entendu ni Gumilëv ni Annenskij parler de cette amitié ancienne. Il me semble peu vraisemblable qu' Annenskij qui mettait jalousement sa muse à l'abri des oreilles des «non-initiés» et qui était alors spécialement accablé par ses devoirs d'inspecteur, par ses obligations «honteuses» et «pénibles», dont il se plaignait dans une lettre à un ami, ait trouvé du temps pour un lycéen retardé, qui n'avait encore en rien signalé son talent, et qu'ayant aussitôt deviné ses dons, il ait «suivi avec attention les premiers travaux littéraires» de Gumilëv et se soit peu à peu convaincu «qu'il avait affaire à un authentique poète». N'est-ce pas là un mythe ? Peut-être Innokenti j Fëdorovic eut-il l'occasion durant ces années de lire quelques vers de Gumilëv, mais il est douteux qu'il leur ait accordé grande attention. Dans son premier recueil, La Voie des Conquistadors, Gumilëv inséra les meilleurs de ses vers de lycéen mais on n'y sent aucunement l'influence ď Annenskij, bien qu'y transparaissent des traductions de Baudelaire, d'Henri de Régnier, de Verlaine et d'autres. Par la suite, le poète rejeta ces «essais de plume». Nicolas Stepánovič ne fut pas un génie précoce. Le métier littéraire fut pour lui l'aboutissement d'un travail acharné. Même dans ses vers postérieurs, à côté d'éclairs de génie, combien d'échecs poétiques et quel manque de maturité dans la pensée!
Pendant son premier séjour à Paris, Gumilëv commença à éditer une petite revue russe, Sirius, où il imprima quelques-uns de ses poèmes, puis il fit un court voyage en Afrique, pays dont il rêvait depuis son enfance, en Egypte, puis au Soudan et, à son retour à Paris en 1907, il édita son deuxième recueil de vers, les Fleurs Romantiques... Seuls deux ou trois poèmes méritent l'attention dans ce recueil lyrique essentiellement descriptif, bien qu'on y sente déjà le poète futur des «lointains vagabondages» et des aventures amoureuses — la fougue des métaphores paradoxales, le cliquetis des irrégularités rythmiques, l'amour des paysages parnassiens et l'envoûtement du Levant. Gumilëv ne connaissait pas de langues étrangères, mais, à la suite de Valerij Brjusov, d'Annenskij, de Konevskij et du comte Vassilij Komarovskij, avec l'aide du dictionnaire et de traductions mot à mot, il s'imprégna de la somptuosité haute en couleur de Leconte de Lisle, de Heredia, de Baudelaire, de Théophile Gautier, il les célébrait et les traduisait avec zèle, particulièrement Gautier dont il traduisit les Émaux et Camées (qu'il fit paraître ensuite en édition séparée, en 1914).
C'est aussi à cette époque, en 1907, qu'il écrivit ses premiers contes en prose intitulés L'Ombre du Palmier, dont les trois premiers furent dédiés à Anna Andreevna Gorenko, sa future femme (Ahmatova).
Il était épris d'elle depuis le lycée. Elle était plus jeune que lui de trois années. Elle était née à Bolšoj Fontán, près d'Odessa6. En 1903, quand elle était encore enfant, ses parents l'avaient emmenée à Carskoe Selo et l'avaient confiée à un lycée de jeunes filles où elle resta jusqu'à l'âge de seize ans, mais elle avait terminé ses études secondaires au lycée Fundukleevskij, à Kiev, où s'était transportée la famille Gorenko. A Kiev, Anna Andreevna avait suivi les Cours Supérieurs pour Jeunes Filles, mais pour peu de temps; finalement, en 1907, elle était revenue dans le Nord avec sa famille et elle suivait les cours de littérature de Raev à Pétersbourg.
C'est là ce que dit d'elle-même Ahmatova dans sa préface à l'édition de ses Poésies Choisies parue en 19617. Par conséquent, de 1903, date à laquelle il arriva de Tiflis, jusqu'en 1906 où, sitôt bachelier, il se précipita en Occident puis vers l'Orient fabuleux, Gumilëv a pu rencontrer Anna Gorenko, encore petite fille. Il est probable qu'en 1907 il se rendit chez les Gorenko sur la mer Noire, près de Sébastopol. C'était là, près de l'antique Chersonese, que les Gorenko avaient l'habitude de passer les mois d'été. C'est alors, vraisemblablement, que Nicolas Stepanovič commença de songer à un mariage avec Anna Andreevna... Toutefois il fut longtemps indécis.
Depuis son plus jeune âge, Ahmatova composait des vers, mais, par modestie et timidité, elle ne les montrait presque jamais à personne. De plus, Gumilëv, dont elle fut presque aussitôt amoureuse («comme quarante mille soeurs», dit-elle dans sa poésie intitulée «Hamlet») était sans indulgence pour ses prétentions d'écrivain. «Ce n'est pas une affaire de femme», déclarait-il (ce n'était pas une affaire pour sa femme en tout cas: en amour il était un égoïste complet). Entre eux, dès cette époque, s'était nouée une sourde lutte. Dans un poème où elle évoque un de leurs rendez-vous avant leur mariage, еДе ne put retenir cet aveu:
Сжала руки под темной вуалью... «Отчего ты сегодня бледна ?» — Оттого, что я терпкой печалью Напоила его допьяна.
Как забуду? Он вышел, шатаясь, Задыхаясь, я крикнула: «Шутка |
Mes mains se crispaient sous mon voile noir8. «D'où te vient aujourd'hui ce teint si blême ? — C'est que dans l'ivresse et le désespoir J'ai saoulé le coeur de celui qui m'aime.»
Ah! comment l'oublierai-je ? Il s'est enfui Haletante, je lui criai: «Mensonge |
Et voici, cinq ans plus tard, la strophe devenue célèbre qu'elle écrivit sur leur «ultime» rencontre:
Так беспомощно грудь холодела, Но шаги мои были легки. Я на правую руку надела Перчатку с левой руки… |
Ma démarche était légère Mais mon coeur avait si froid! J'enfilais à la main gauche Distraitement mon gant droit. |
Gumilëv «interdisait» à sa femme de publier dans des revues sérieuses. Peu après leur mariage, il me fallut tous mes efforts pour convaincre Anna Ahmatova de donner quelques poésies pour Apollon (en 1910).
Il est permis d'imaginer qu'Annenskij n'eut pas une considération exceptionnelle pour les strophes de cette adolescente de quinze ans; et elle-même, de son côté, d'après ses propres confidences, ne tomba sous le charme de la poésie d'Annenskij qu'après la mort de ce dernier:
«Après notre installation à Pétersbourg, écrit-elle, j'étudiais au Cours Supérieur de Littérature et d'Histoire de Raev (1907-1911)... Quand on me montra les épreuves du Coffret de Cyprès d'Annenskij, je fut comme terrassée et je le lus de bout en bout, oubliant tout sur terre.» Aussi est-il douteux qu'Annenskij ait préféré les vers de la jeune lycéenne inconnue à ceux de Gumilëv, ainsi que le rapporte Otsoup dans son livre Les Contemporains9.
En 1907, Nicolas Stepanovič qui se donnait déjà à lui-même le titre de «maître», quoique sans justification spéciale, publia deux petits livres de vers et en prépara deux autres: Perles et Ciel Étranger. Plusieurs de ses oeuvres les plus mûres étaient déjà bien connues du «Mallarmé de Carskoe Selo», Annenskij, et on peut admettre qu'Annenskij prévoyait alors que Gumilëv, tout en suivant le sillage de son «maître» Valerij Brjusov, le dépasserait un jour. Annenskij estimait peu Brjusov et ne s'en cachait pas. La première lecture que fit Gumilëv de ses Capitaines, un poème tout inspiré par Baudelaire et par Henri de Régnier, eut lieu en ma présence. Annenskij en goûta fort le tintement des voyelles et des consonnes: sons qui s'envolent comme les embruns de la vague marine, instrumentation sonore et surabondante de ces strophes rimées:
На полярных морях и на южных, По изгибам зеленых зыбей, Меж базальтовых скал и жемчужных Шелестят паруса кораблей.
Быстрокрылых ведут капитаны, . . . . . . . . . . . . . . . . И, взойдя на трепещущий мостик, Или, бунт на борту обнаружив, . . . . . . . . . . . . . . . . |
Du nord au sud, les mers houleuses, Par les récifs et les coraux, Portent sur leurs épaules creuses Les blancs et rapides vaisseaux.
Les capitaines orgueilleux . . . . . . . . . . . . . . . . Du haut du pont voyant leurs flottes, Et quand ils domptent les révoltes, . . . . . . . . . . . . . . . . |
Gumilëv, à cette époque, était déjà un «intime» des Annenskij et leur amenait ses amis et connaissances à l'impro viste... Durant ces mêmes années, Annenskij remarqua un autre poète resté longtemps inconnu, le comte Vassilij Alekseevič Komarovskij11, un homme périodiquement sujet à des accès de folie et un étonnant connaisseur de la littérature française et des langues anciennes, dont Gumilëv, lui, n'avait presque aucune idée. Komarovskij était un grand amateur de Baudelaire. Nicolas Stepanovič apprit à connaître Baudelaire à travers les traductions de Komarovskij (lui-même comprenait à peine le français). Tous deux, ils rêvaient à des «vagabondages» dans des terres et sur des mers lointaines, comme avait rêvé, lui aussi, Baudelaire:
Étonnants voyageurs! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux faits d'astres et d'éthers11!
Je fis la connaissance de Gumilëv le Ier janvier 1909 au vernissage de l'exposition organisée par mes soins à Pétersbourg, le «Salon de 1909»12, dans le bâtiment du Musée du Premier Corps de Cadets (l'ancien palais Menšikov). Gumilëv était rentré depuis peu de Paris; il vivait à Carskoe avec sa mère et son frère cadet Dimitri et venait d'entrer à l'Université, à la section des études romanes et germaniques de la faculté des lettres.
Il était en uniforme d'étudiant: redingote serrée à la taille avec un col haut bleu foncé, selon la mode d'alors. Raide, peigné avec soin (à la raie), il ne répondait en rien au type, si courant à cette époque, de l' «estudiant» en cheveux longs. Mais il ne manifestait rien non plus de la vulgarité des «étudiants à doublure blanche» (les étudiants riches ainsi appelés à cause de la doublure en satin blanc de leur uniforme à broderies d'or). Il était fort dégagé dans ses mouvements, dans sa façon de donner la main.
Gumilëv entama aussitôt une discussion avec moi sur la poésie et sur le projet d'une nouvelle revue Uttéraire; par de nombreux écrivains, il avait déjà entendu parler de mon intention de «continuer» Le Monde de l'Art (Mir Iskusstva) de Diaghilev. Aussitôt il me donna ses Fleurs Romantiques et me proposa de m'amener chez Annenskij. Gumilëv plaçait de grands espoirs en Annenskij pour aider les jeunes écrivains et il s'exprimait avec enthousiasme sur l'auteur des Chansons à mi-voix (dont, l'avouerai-je, je ne connaissais alors presque rien).
Gumilëv se mit à venir tous les jours et il me plaisait de plus en plus. Ce qui me plaisait, c'était sa hauteur calme, son refus de s'épancher avec le premier venu, le sentiment de sa propre dignité, sentiment qui, il faut le dire, est souvent absent chez les Russes. Une chose nous rapprochait, malgré la différence d'âge, notre enthousiasme commun pour les novateurs français et notre foi dans les modernistes russes. Peu à peu Gumilëv me fit faire la connaissance de tous ses amis, Alexis Tolstoï (qui, à l'époque, n'écrivait que des vers), Auslaender, Gorodeckij... Quant à Mihajl Kuzmin, je le voyais déjà auparavant.
Après quelque temps, quand l'agitation due à l'exposition retomba, je me rendis avec toute une compagnie de jeunes poètes auprès de celui que Gumilëv appela par la suite, dans un poème de Carquois, le «dernier des cygnes de Carskoe Selo»:
Я помню дни: я, робкий, торопливый, Входил в высокий кабинет, Где ждал меня спокойный и учтивый, Слегка седеющий поэт.
Десяток фраз, пленительных и странных, О, в сумрак отступающие вещи В них плакала какая-то обида, |
Je me souviens des jours où, timide et pressé, J'entrais dans la pièce secrète Où m'attendait, serein, plein ďafíabilité, Grisonnant à peine, un poète.
Par quelques expressions séductrices, étranges Objets qui reculaient dans l'ombre envahissanté! On y sentait pleurer je ne sais quelle injure, |
A cette époque, Carskoe Selo avait l'aspect d'une ville de province qui aurait grandi autour du palais de Rastrelli et du bâtiment du Lycée Alexandre: des maisonnettes de campagne, des ruelles et des culs-de-sac chichement éclairés au gaz, des palissades de guingois, des tréteaux de bois au lieu de trottoirs, une boue impraticable les mois de pluie, de la poussière et des moustiques pendant les mois d'été... Mais que le parc était beau! Ingénieusement et somptueusement orné, avec des charmilles, des passerelles enjambant les lacs artificiels, des colonnades, des mausolées, et le poète-lycéen assis sur son banc de bronze, oeuvre du sculpteur Bach...
Carskoe Selo était cher aux Pétersbourgeois surtout à cause des souvenirs qui rattachaient ce xvine siècle russe à Pouchkine. Quand la famille impériale avait élu pour résidence le Palais Alexandre rénové par la tsarine Alexandra Fëdorovna et aménagé par elle pour les réceptions officielles, et la vie intime de la famille impériale, un tel choix n'avait étonné personne. Mais indépendamment des «tsars» et des hauts personnages venus de Pétersbourg faire leur rapport et aussitôt repartis, en dehors de cette agitation qui transformait ce trou perdu de province en une banlieue aristocratique, la vie en cet endroit était infiniment plus confortable et plus libre que sur les rives de la Neva. A une demi-heure de chemin de fer de la capitale, Carskoe Selo offrait tous les avantages d'une vie proche de Pétersbourg tout en permettant d'échapper à d'ennuyeuses obligations mondaines.
Après sa mutation du poste de directeur, Annenskij continuait à vivre à Carskoe avec sa famille dans une maison à un étage, peinte en vert pistache et entourée d'un jardinet, dont il était locataire. La pièce qui donnait sur le vestibule était un vaste salon au plafond bas; les rayons à livres, le divan qui occupait un coin, la haute pendule à balancier, le carillon qui sifflait et grondait tous les quarts d'heure, tout y trahissait l'origine «bureaucratique» de son occupant. Les visiteurs s'y attardaient rarement; parfois seulement il s'y tenait une réunion littéraire. A droite était une salle à manger étroite et sombre ainsi que le cabinet de travail ď Annenskij, qui était une pièce claire parcourue sur toute sa longueur par une étagère destinée aux livres préférés et ornée d'un buste d'Euripide entouré de photos de groupes d'élèves. En face, devant le bureau, par les grandes fenêtres, on apercevait derrière une palissade de frêles bouleaux, des buissons de lilas et des merisiers. Au premier étage, où menait un escalier à vis, s'étalait la bibliothèque d'Annenskij en une série de pièces remplies d'armoires à livres. L'une d'elles, la chambre «secrète», servait au poète d'asile pour fuir le brouhaha de ses jeunes hôtes. C'est du moins ce que j'imaginais en remarquant la façon dont Innokentij Fëdorovic disparaissait, puis réapparaissait tout aussi soudainement, avec un air absent et méditatif.
Après cette première visite à Annenskij, je décidai de ne plus retarder la venue au jour de cet Apollon à quoi je rêvais. Pourvu qu'il acceptât, pourvu que se maintînt la sympathie jaillie entre nous! Innokentij Fëdorovic m'était tout de suite apparu comme le conseiller et l'autorité littéraire dont j'avais besoin. Cet homme, si plein de talent, cet artiste du verbe qui s'était encore peu révélé au monde, cet Européen russe, cet esprit indépendant qu'aucune chaîne n'asservissait à l'opinion publique ni aux tabous des cénacles, ce sage enrichi de grandes connaissances et doué d'un incomparable sentiment du beau, cette âme qui avait gardé la flamme d'un jeune homme, c'était vraiment là le compagnon «intime» qui était indispensable pour la future revue, telle que je me la représentais.
Il y avait longtemps que je formais le projet d'une revue mensuelle consacrée aux arts et aux lettres mais, à l'exception des peintres et des dessinateurs, qui avaient participé au Salon de 1909, j'hésitais sur les collaborateurs à appeler. Qui choisir parmi les poètes et les prosateurs? Bien sûr, pas ceux qu'éditaient Le Champ, Le Savoir ou L'Eglantine13. Et moins encore les écrivains «peintres de moeurs», jusqu'à Tchékhov inclusivement, bien qu'il fût le plus artiste parmi eux.
Depuis une année environ, j'étais en négociation avec la typographie rénovée Efronov qui était d'accord pour éditer la revue. J'avais été mis en contact avec eux par Saj ke vič et les négociations étaient conduites par l'intermédiaire d'Akim Lvovič Flekser (Volynskij). Mais je ne croyais guère en Volynskij bien que, le premier, il se fût insurgé contre la routine et le provincialisme de nos populistes, de nos radicaux et de nos socialistes-révolutionnaires qui continuaient à juger de tout d'après Belinskij et Černý ševskij, et bien qu'il eût été le premier aussi à parler ď «art pour l'art» dans Le Courrier du Nord (Seventy j Vestnik)...
C'est à cette époque que je commençai à fréquenter la «tour» de Vjačeslav Ivanov; c'est ainsi que l'on appelait l'appartement où il recevait au dernier étage d'une haute maison de la rue Tavričeskaja, près du Palais Potemkin. Cette «tour d'ivoire» était devenue le lieu de rencontre de tous les poètes, musiciens, critiques plus ou moins en vue et c'était alors une véritable citadelle du symbolisme. A la «tour» je rencontrais Bal'mont, Blok, Andrej Belyj, Vološin, Berdjaev, Gorodeckij, Nicolas Evreinov, Eugène Aničkov, Rostovsev (l'archéologue) et beaucoup d'autres hommes de lettres, du théâtre ou des arts qui n'avaient pas encore fait parler d'eux. Pour chacun V. Ivanov trouvait un conseiï pertinent et avait sur chacun un mot pénétrant.
Ces réunions de la tour étaient toujours nombreuses, intéressantes et pleines d'entrain... Y prenaient la parole le Merežkovskij des Compagnons éternels et le Sologub du Démon Mesquin; on y entendait des traductions de La Canne de Jaspe, d'Henri de Régnier et du Repos du Septième Jour, de Paul Claudel, lues par Maximilien Vološin, devenu à demi parisien et qui invitait tout le monde chez lui, à Coctebel; ou encore Berdjaev, en tirant la langue de façon effrayante, donnait des conférences sur les nouvelles réunions religieuses et philosophiques de Moscou, le professeur Aničkov parlait de l'épanouissement du Moyen Age, Čulkov de l'anarchisme mystique, Nicolas Evreinov de «l'Ancien Théâtre»14 et Mihajl Kuzmin, les joues enflammées, fredonnait ses Carillons de l'Amour de sa voix susseyante de ténor, en s'accompagnant au piano, qui, sous ses doigts, résonnait comme une boîte à musique.
Par la suite, beaucoup de ces travaux furent imprimés dans Apollon, mais à cette époque je me contentais d'écouter attentivement et j'avais d'interminables conversations avec Volynskij, qui avait trouvé son nom définitif — comment l'oublier ? — à la future revue: Apollon.
La poésie symboliste, représentée par Vjačeslav Ivanov, Blok, Andrej Belyj, Sologub, Brjusov et tant d'autres moins célèbres, avait alors atteint (aux yeux des cercles «élus» bien sûr) le point culminant de son ascension: d'un côté, on percevait déjà les symptômes d'une avilissante «acceptation» par le grand public, et de l'autre se profilait, encore indécise et point encore identifiée, on ne savait quelle nouvelle vérité.
Malgré toute mon admiration pour l'immense savoir et, si l'on peut dire, l'universalité de Vjačeslav Ivanov, je le jugeais trop despotique pour jouer le rôle non seulement de rédacteur littéraire, mais même de critique. Merežkovskij, Vjačeslav Ivanov, Berdjaev et d'autres, déjà vénérés et sacrés, étaient, malgré tout leur talent et toute leur science, incapables d'atteindre à la «tolérance créatrice» qui unifie, et inaptes à établir solidement l'entreprise sur des fondements de mutuelle compréhension amicale, résistant aux différences d'idées et de goûts. A maintes reprises, ils avaient manifesté cette incapacité: chaque revue nouvelle qui surgissait se disloquait bientôt en autant de fragments qu'elle en avait comptés à sa création, et les querelles tuaient ce que l'exigence d'une fondation commune avait suscité.
Pour éviter pareille mésaventure, il fallait avant tout prendre ses distances vis-à-vis de la politique et des chicaneries de parti, aussi bien à l'égard du jacobinisme étroit de l'intelligentsia que du conformisme de l'autocratie. Au nom de l'art, de la beauté, des valeurs suprêmes de l'esprit et du coeur, au nom des aspirations philosophiques, et religieuses, au nom de la Russie, venue trop tard au banquet européen de la culture et au nom de tout ce qu'elle avait déposé dans le trésor de l'esprit humain, il fallait travailler ensemble, faire oeuvre commune et pacifique, oublier tous les différends possibles, personnels ou non, tous les partis pris.
Anticipant sur mon récit, je me permettrai de citer un passage de ma courte préface au premier tome d'Apollon (qui avait reçu la pleine approbation ď Annenskij ):
«Cet idéal dont nous rêvons nous entraîne évidemment au-delà des limites des thèmes et des missions de l'art proprement dit. Néanmoins les buts d'Apollon restent purement esthétiques, indépendamment des nuances idéologiques (sociale, éthique, religieuse) que peut recevoir dans la bouche de différents auteurs le symbole du «dieu à l'arc d'argent». Et que l'art ait des frontières communes avec toutes les régions de la culture, peu importe; cela ne diminue en rien la valeur spéciale que nous lui accordons comme à une branche indépendante, à une valeur humaine qui a une fin en soi, source et centre des innombrables rayonnements de la vie.»
Annenskij se tenait à l'écart des disputes des écoles littéraires. Il ne suivait ni Bal'mont ni Brjusov dans leurs recherches d'une audace surhumaine. C'était un symboliste dans l'esprit des esthètes français, et non pas un poète mystique disciple de Vladimir Solovëv et adorateur de la Sophie. Dans une large mesure c'était un parnassien russe, un décadent, un poète lyrique proche de Fet, de Tjutčev, de Constantin Slučevskij, et de l'auteur de Qui peut mener une bonne vie en Russie. Il dut se charger d'un lourd fardeau pour amener la poésie russe à la hauteur du «dernier mot» de l'Occident. Quand, après la décadence des années 1860-1880, la poésie russe se retrouva enfin sur la «grand-route», nos poètes durent «redécouvrir» Pouchkine, Baratynskij, Tjutčev, Fet, mais aussi tout ce qui depuis lors s'était fait chez nos voisins occidentaux.
Durant les six premiers mois qui suivirent la création de la revue, Annenskij m'apporta une aide morale décisive. Je ne me décidais pas encore à rompre avec Volynskij, bien qu'à mes yeux il fût déjà évident que l' «atteler» avec les peintres du Monde de l'Art (Mir Ishisstva), avec Somov, Bakst, Lancéré, et aussi bien avec la jeunesse décadente et raffinée qui refusait les engagements idéologiques était chose inconcevable.
C'est ce qui apparut clairement à la première réunion du comité de rédaction, après la parution, en octobre 1909, du premier numéro d'Apollon. Volynskij, à qui le premier je donnai la parole, s'en prit à tous les collaborateurs du numéro avec tant de grossièreté et d'emportement, tança si vertement tout le monde tant pour les vers que pour la prose, s'en prit si violemment à la critique d'Annenskij et aux illustrations que, lorsqu'il me prit à part dans la pièce voisine, pour me poser tout de go l'ultimatum «eux ou moi!» (pensant qu'en tant qu'éditeur, je dépendais entièrement de lui), sans réfléchir une seconde je répondis: «Eux!» Je savais qu'à la suite de ma réponse les Efron refuseraient d'éditer la revue, mais j'avais auparavant assuré mes arrières en obtenant une promesse d'aide de mon ami Mihajl Konstantinovič Uškov, lui aussi habitant de Carskoe Selo, qui était à la tête d'une fortune immense. Un appartement fut loué à mon nom pour Apollon dans la Mojka, au numéro II, entre le pont Poceluev et la maison où Pouchkine avait vécu sa dernière année et d'où l'on avait emporté son corps après l'office des morts, à l'église du monastère Svjatogorskij.
Les Efron entamèrent un procès. Je le gagnai. Apollon continua de paraître sans encombres. Uškov et moi en assurions l'édition.
Loin de moi l'idée de diminuer le rôle de Gumilëv durant les débuts de la revue! Non seulement je lui dus ma rencontre avec Annenskij, mais encore il accepta avec joie de collaborer en tout à mon entreprise, sans même poser de conditions personnelles, se fiant à mes capacités de rédacteur. Lorsqu'il y eut entre nous des divergences d'opinions, par exemple quand, sur la proposition de Vjačeslav Ivanov, j'appelai Blok dans le cercle des «intimes» ou encore lorsque je fis appel à l'excellent traducteur de russe en allemand, le Balte Johannes von Gunther — Gumilëv donna finalement son accord, en toute simpUcité et camaraderie.
Nous nous mîmes à avoir des rencontres quotidiennes. Je liai amitié avec les amis de Nicolas Stepanovič, Alësa Tolstoj, Auslaender, Gorodeckij et les autres «jeunes» que je ne voyais pas avant. Déjà Gumilëv exerçait sa suprématie sur eux, se comportait comme une autorité en matière de versification, comme un critique infaillible.
Son indépendance et son assurance courageuse me plurent. A travers son orgueil «goumiliovien» on devinait une extraordinaire faculté d'intuition, on admirait la rapidité avec laquelle il saisissait la pensée d'autrui, s'assimilait un raisonnement nouveau pour lui, une finesse de style ou une découverte scientifique dont il ignorait tout auparavant; il s'appropriait tout sur-le-champ, le transformait en une image limpide et trouvait en lui des mots qui allaient au but, sans détours ni ambages, avec une rigueur qui souvent pouvait sembler niaise...
Je lui pardonnais cette raideur naïve et ses attitudes de poseur, parce que cette «naïveté» de petit garçon laissait transparaître quelque chose d'un tout autre genre: la souffrance d'être incompris et isolé, un tourment alimenté par la conscience de ses imperfections physiques et spirituelles; il était laid et étonnamment peu doué pour les sciences, il n'avait pas de mémoire, il n'arrivait pas à apprendre une seule langue convenablement et, même en russe, il était fort ignorant. Mais en même temps, avec quelle passion û désirait se montrer dans la vie, aux yeux de ses admirateurs et de ses disciples, surtout les femmes, comme un être grand, invincible, en lutte avec la médiocrité quotidienne, le pitoyable train-train de cette vie d'icibas et même comme une sorte de magicien thaumaturge!... On sentait aussi en lui la conscience d'un devoir envers son pays rongé de partout, et jusqu'à l'os, par la bêtise, et entraîné dans une chute sans gloire...
De tous mes compagnons, pendant les premières années d'Apollon, Gumilëv était le collaborateur le plus énergique et le plus efficace, pas le moins du monde envieux, plein de bonne volonté et de bienveillance envers les «humbles», mais d'une sévérité intraitable quand l'indulgence envers un auteur pouvait causer un dommage à la poésie. Il était à cheval sur les principes, inexorablement inflexible dans ses jugements sur l'oeuvre d'autrui et dans ses efforts pour se rendre maître de sa propre volonté; inflexible aussi dans ses «victoires» sur les femmes rencontrées sur son chemin et dans son amour pour quelque chose d'inexprimé qui, pour lui, était incarné dans l'image d'une jeune fille à la beauté inaccessible, d'un oiseau de paradis ou d'une jeune enchanteresse... Mais là, dans cette sensualité de GumUëv, dans son romantisme donjuanesque, c'était un second Gumilëv qui apparaissait et qui laissa une trace profonde dans sa poésie et ses drames lyriques et dans sa prose tout imprégnée des enchantements de l'Orient.
Depuis l'adolescence, il avait contraint sa volonté à s'affirmer et posait au poète impérieux, omniscient à sa façon, et presque au magicien qui commande... Le poète-magicien ne saurait avoir ni une vie sédentaire, ni la médiocrité acceptée d'un amour conjugal; il «séduit et subjugue», il ose tout tenter, et, pour fuir la pitoyable réalité, il part errer dans des pays inconnus, dans des Amériques point encore découvertes, sur des mers et par des terres encore vierges de toute civilisation, dans les mondes où vit l'Adam primitif, véritable «patrie d'au-delà»; et dans son ascension solitaire vers elle il transmute la réalité par le miracle de sa création, dominant les belles filles dans l'attente des houris célestes...
Ce Gumilëv-là m'était presque inconnu quand nous abordâmes ensemble le travail rédactionnel. Ce n'est qu'après son duel avec son ancien ami Vološin, duel qui fit tant de bruit à Pétersbourg, que je reconnus cette seconde face du poète. Il ne s'était pas encore marié avec A. A. Gorenko; dans ses Fleurs Romantiques s'esquissait à peine son érotisme espiègle et fantastique. Mais, après son second voyage en Afrique, en 1911, quand il était déjà marié, la tête lui tourna d'une ivresse sensuelle.
Dans la prose lyrique écrite après la première rencontre avec l'Afrique, déjà apparaissait l'emphase de la virilité victorieuse qui entraînait le poète jusqu'au bord de la fureur démoniaque15.
Dans mon livre Sur le Parnasse du Siècle d'Argent, j'ai écrit ces lignes au sujet de cette prose de Gumilëv:
«Lui, le poète, il voit en rêve des jeunes filles étrangement belles, étrangement blêmes; leur regard reste sévèrement baissé et leurs lèvres écarlates ne s'ouvrent pas (...) Plus éthérées que les anges, elles sont comme des âmes au septième ciel des béatitudes; tristes, elles sourient au poète, amoureuses mais inaccessibles et lui s'enivre au vin de leur mélancolie virginale... Les frontières s'effacent entre la réalité et la puissance céleste entrouverte à l'esprit. Le poète, comme le violoniste fou Paolo Belletini dans Le Stradivarius, voit clairement tout ce dont il se consumait naguère, tout ce dont il aurait pu se consumer et tout ce qui lui était inaccessible... Mais à la pensée qu'après lui quelqu'un d'autre pourra asservir le violon magique, Paolo Belletini décide de l'anéantir. Le vieux maître a un sursaut... Non, personne jamais plus ne l'étreindra, l'instrument tant chéri et tellement impuissant. Et sourdement on entendit les furieux coups de talon et les gémissements à peine audibles du violon brisé... C'est par cette furie de méchanceté que se termine ce récit d'amour du poète violoniste; malgré ses interminables prières au Crucifié, c'est un meurtre qui termine l'histoire du poète! N'ayant pu atteindre à une harmonie suprême, il cède finalement aux trompeuses intrigues de l'Aube.»
Il n'est pas étonnant que son troisième recueil de vers Perles (1907- 1910) s'ouvre sur un poème dédié à Valerij Brjusov intitulé «le Violon Magique»:
Тот, кто взял ее однажды в повелительные руки, У того исчез навеки безмятежный свет очей, Духи ада любят слушать эти царственные звуки, Бродят бешеные волки по дороге скрипачей. |
Dès que tu l'auras pris entre tes doigts divins, Tes yeux seront troublés, ton âme pervertie, Aux esprits infernaux plaira ton harmonie Et des loups enragés croiseront tes chemins, |
Et voici la fin de ce poème écrit dans le pressentiment de la mort:
На, владей волшебной скрипкой, посмотри в глаза чудовищ И погибни славной смертью, страшной смертью скрипача! |
Chasse le monstre et prends ton violon précieux Mais sache alors mourir comme un chantre des dieux. |
Dès sa jeunesse il avait voulu non seulement «saisir le violon magique л, mais encore vivre selon ce principe. Dans la vie, pourtant, il rêvait non de détruire, mais de créer, de perfectionner son art, d'enseigner, de subjuguer, d'inspirer l'admiration.
Cependant, dans la collaboration entre nous tous, cette assurance pleine d'amour-propre de Gumilëv était une grande aide. Bien souvent il était médiocre juge de lui-même mais il savait juger et corriger les autres avec une impartialité et une finesse qui étonnaient. Bien persuadé de ces qualités, je ne me laissais pas émouvoir par l'attitude ironique qu'adoptaient envers lui la plupart des «apolloniens» (sauf ceux qui formaient l'embryon du futur Atelier des Poètes et qu'on surnommait les «petits de Gumilëv»). Même Vjačeslav Ivanov, qui n'apprécia que plus tard l'auteur de la Colonne de Feu, ne put me faire démordre de ma décision de confier à Gumilëv la rubrique des «Lettres sur la poésie russe». La suite prouva le bien-fondé de ma décision. Je ne pense pas qu'il se trouve aujourd'hui quelqu'un, un demi-siècle après, pour mettre en doute le «sixième sens» de Gumilëv. Ses bévues furent rares. En tout cas, du point de vue formel, ses diagnostics s'avérèrent justes. Le plus intelligent et le plus pénétrant des amateurs de poésie, Vladislav Hodasevič, s'exprime en ces termes sur son oeuvre de critique:
«Il possédait un goût littéraire excellent, un peu superficiel mais le plus souvent infaillible. Il comprenait la poésie d'un point de vue formel mais sur ces questions, il était à la fois clairvoyant, et plein de finesse. Il n'avait pas son égal pour pénétrer et juger le mécanisme du vers»16.
Dès avant la parution du premier numéro d'Apollon, il m'incomba encore une autre tâche pour unir avec succès les poètes. Plus que tout autre, Vjačeslav Ivanov avait travaillé à cette union. Mais il songeait depuis longtemps à raccrocher à quelque autre foyer littéraire les réunions qui avaient lieu dans sa tour, parce qu'elles lui prenaient beaucoup de temps et devenaient un fardeau insupportable pour son modeste budget. Gumilëv et ses «jeunes» contribuèrent beaucoup à l'entreprise. Malgré le désaccord entre Vjačeslav Ivanov et nous en ce qui concernait les buts de la poésie et le style même de la versification russe, Ivanov prit une part active dans la création de la «Société des Fidèles des Belles-Lettres» fondée sous les auspices d'Apollon.
Au vrai, c'est cette société qui créa l'atmosphère littéraire où grandit la revue. Il n'était pas facile à cette époque d'instituer une telle société; on était dans les années où Stolypin matait la «première» révolution et trop d'écrivains étaient plus ou moins mêlés au «mouvement de libération». J'eus l'occasion de faire appel à mes relations avec le monde «bureaucratique». Nous allâmes à trois chez le préfet de la ville: Annenskij, Vjačeslav Ivanov et moi. Tout fut arrangé en quelques minutes (je connaissais bien le préfet).
Les réunions poétiques commencèrent aussitôt à la rédaction d'Apollon, et Annenskij eut le temps d'y faire plusieurs brillantes interventions avant sa mort. Nous créâmes alors, en tant que membres fondateurs de la Société, un comité directeur composé de six écrivains: en plus de nous trois, en firent partie Blok, Kuzmin et Gumilëv (à la mort ď Annenskij, le professeur Zelinskij le remplaça et un peu plus tard s'y adjoignit le professeur Fëdor Braun). Tout se passa sans aucune pique personnelle, en partie grâce à Gumilëv. La Société fut dès le départ florissante. Seuls les Merežkovskij persévéraient dans leur refus de collaborer avec des «esthètes» qui ne s'occupaient pas du problème religieux. Mais les Merežkovskij eux-mêmes n'engagèrent pas d'hostilités, se contentant de s'abstenir. Ils avaient La Parole Russe (Russkoe Slovo) , La Parole (Rec'J et la Pensée Russe17 (Russkaja Mysl'), réorganisée après la disparition de La Balance (Vesy) et nombre d'autres revues d'avant-garde.
Après tout ce que je viens de dire, il me semble nécessaire, au nom de la vérité historique, de corriger ce qui est plus qu'une inexactitude chez l'un des biographes de Gumilëv, Gleb Struve. Dans un livre paru en 1952 et intitulé Gumilëv Inédit18, il expose la fondation de la «Société des Fidèles des Belles-Lettres» de la façon suivante:
«Sur l'initiative de Gumilëv, sous la direction de Vjačeslav Ivanov et avec la participation étroite de N. V. Nedobrovo et de V. A. Čudovskij fut organisée une Académie de Poésie rebaptisée plus tard Société des Fidèles des Belles-Lettres, etc.»
Je ne comprends pas pourquoi le professeur Struve a cru bon en 1952 de changer le cours d'événements qui sont encore dans la mémoire de beaucoup de pétersbourgeois. J'y perds mon latin. Si le dessein était de passer sous silence le nom ď Annenskij et le mien, pour satisfaire à je ne sais quelles considérations, il était plus simple de ne pas parler du tout de la façon dont fut créée «l'Académie Poétique» qui dépendait d'Apollon. Car enfin V. Čudovskij n'apparut à la revue qu'un an après la fondation de la Société, une fois que le premier secrétaire de la revue, E. A. Znosko-Borovskij fut parti et eut été remplacé par M. L. Lozinskij (avec qui je fus mis en relation par Gumilëv) . Autant qu'il m'en souvienne, Nedobrovo, qui habitait Carskoe Selo, ne commença ses apparitions à la Société des Fidèles qu'après la mort d'Annenskij.
A ce propos j'ajouterai qu'aussi bien Struve qu'Otsoup, l'un et l'autre bien informés sur Gumilëv et sur les liens étroits qui l'unirent pendant huit ans à Apollon, ne citent sa collaboration avec moi qu'en passant et taisent quelques événements importants de la vie du poète, par exemple son conflit avec Maximilien Vološin durant l'hiver 1909. Dans mon livre intitulé Portraits de Contemporains, j'ai raconté en détail l'histoire de ce conflit surgi à propos de la poétesse Dmitrieva métamorphosée par Vološin en une mythique Cherubina de Gabriac19. Vološin, qui rapportait de ses voyages à Paris les nouveautés littéraires, exerça une influence indubitable sur la jeune muse de Gumilëv avant que n'éclatât cet incident. L'auteur des Fleurs Romantiques fut reçu pendant l'été à Coctebei; là commença sa liaison avec Dmitrieva. C'est à cause d'elle que Vološin insulta Gumilëv. L'affaire éclata sous mes yeux, dans le belvédère du Théâtre de l'Impératrice Marie où Golovin avait son atelier et s'apprêtait à faire un tableau de groupe de tous les «apolloniens». Il en résulta un duel. N. Otsoup mentionne ce duel sans en rappeler le motif. Pourtant à tous ceux qui s'intéressent à la personnalité de Nicolas Stepanovič, il importe d'y voir clair dans cet épisode qui rendit Gumilëv ridicule aux yeux du grand public (les journaux de la Russie provinciale tout entière se moquèrent du duel «décadent») sans en faire tout à fait un «chevalier» aux yeux de ses amis. En présence de témoins, Gumilëv avait grossièrement outragé la poétesse Dmitrieva qui avait joué le rôle de l'imaginaire Cherubina de Gabriac inventée par Vološin. J'ai parlé d'elle aussi dans mes Portraits de Contemporains et Marina Cvetaeva la mentionne avec sympathie20. Gumilëv s'était lié avec la poétesse Dmitrieva pendant l'été 1909, à Coctebei. En l'occurrence Vološin fit ce que lui dicta sa conscience.
Au printemps 1910, Nicolas Stepanovič épousa Anna Andreevna Gorenko et l'emmena à Paris. Ils eurent un voyage de noces très occupé, se consacrant l'un et l'autre de toute leur âme aux musées de la Ville- Lumière et à la littérature française. Lui préparait pour la publication son recueil Perles. A l'automne 1910, comme je rentrais de Paris à Pétersbourg, je les retrouvai tous deux dans le même wagon international. Le jeune couple rentrait aussi de Paris et ils échangèrent avec moi leurs impressions sur les opéras et ballets de Diaghilev.
Rien de plus favorable à des conversations à coeur ouvert que le martèlement berceur des roues d'un wagon. Si Anna Andreevna, je me le rappelle bien, m'intéressa tout de suite, ce n'est pas tant en sa qualité de femme légitime de Gumilëv, ce «roué» dont j 'avais vu se nouer et dénouer tant de romans «sans conséquences»; mais tout le personnage de l'Ahmatova d'alors, grande, maigre, calme, d'une pâleur extrême, le pli de la bouche empreint de tristesse, portant une frange en satin sur le front (selon la mode parisienne) inspirait un sentiment qui allait de la curiosité émue à la pitié. A la façon dont Gumilëv lui parlait, on sentait qu'il en était sérieusement amoureux et qu'il était fier d'elle. Plus d'une fois, il m'avait déjà parlé de son projet de mariage. Par la suite il parlait encore de ce véritable amour qu'il avait eu... depuis son adolescence. Anna Andreevna s'est rappelée à jamais ce printemps à Carskoe Selo, quand elle était encore petite fille avec «un parfum de terre et de feuilles pourries et le premier baiser». Mais voici comment еИе se décrit elle-même durant sa première année de mariage:
Он не траурный, он не мрачный, Он почти как сквозной дымок, Полуброшенной новобрачной Черно-белый легкий венок. А над ним тот профиль горбатый, И зеленый продолговатый, Очень зорко видящий глаз. |
Non, elle n'est pas endeuillée. Légère comme la fumée, Cette couronne noire-blanche De la mariée abandonnée, Qui cache le nez aquilin Et cet oeil vert qui semble oblong Perçant tout de son regard fin. |
Cette année-là, nous nous rencontrâmes souvent. Le drame de leur amour grandit sous mes yeux... Après mon mariage je m'étais, moi aussi, installé à Carskoe, j'avais fait faire à Ahmatova la connaissance de ma femme, je vis constamment les Gumilëv durant l'hiver, qui passa dans une intense agitation. Quand Gumilëv, après un an de mariage, repartit pour ses lointains voyages, Anna Andreevna vint un jour chez nous et lut des vers. Elle n'avait pas encore publié «pour de bon» (elle n'avait publié, et sous l'anonymat, que quelques vers dans un journal de Kiev et dans la revue Sirius à Paris). Gumilëv «ne le permettait pas».
Après avoir écouté quelques poèmes, je proposai aussitôt de les publier dans Apollon. Elle hésitait: «Que dira Nicolas Stepáno vič à son retour ?» Il continuait à opposer son veto à la vocation d'écrivain de sa femme. Mais j'insistai: «Eh bien, je prends sur moi toute la responsabilité. Je vous autorise à dire que j'ai tout bonnement volé ces vers dans votre cahier et que je les ai publiés de mon propre chef.» Telles furent nos conditions...
Dès leur parution dans Apollon, les vers ď Ahmatova reçurent tant d'éloges que Gumilëv, à son retour d'Abyssinie, n'eut plus qu'à entériner le fait accompli. Par la suite il fut le premier à s'enthousiasmer pour elle, à la considérer comme la meilleure de ses élèves.
Ce n'est que le 15 juillet 1911, où l'on souhaitait sa fête à Vladimir Dmitrievič Kuz'min-Karavaev (marié à Elisabeth Dmitrievna Bušen) dans sa propriété de Boriskovo, voisine de Slepnëvo, que Gumilëv présenta sa jeune femme à ses amis et parents. Les Kuz'min-Karavaev avaient une fille, Catherine, et trois fils, Dmitri (qui devint prêtre catholique après la révolution), Boris et Mihajl. La femme de Dmitri Kuz'min-Karavaev, Elisabeth Jur'evna, née Pilenko, peintre et poète, auteur des Tessons Scythes, était une femme de grande taille, au teint coloré et il émanait d'elle tout le charme d'une nature poétique en pleine vie. Quelques années plus tôt elle avait été l'une des premières passions de Gumilëv et, quelque temps après, l'une de ses premières élèves à l' «Atelier des Poètes» (Ceh Poetov)21. C'est à elle que Gumilëv, quand elle était encore une lycéenne, avait adressé ces vers où il se dépeint lui-même comme un séducteur fatal:
Это было не раз, это будет не раз В нашей битве глухой и упорной: Как всегда, от меня ты теперь отреклась, Завтра, знаю, вернешься покорной.
Но зато не дивись, мой враждующий друг, |
Ce fut plus d'une fois, ce fut plus d'une fois Dans notre sourde lutte où chacun agonise: Aujourd'hui comme hier tu renonces à moi. Demain, je le sais bien, tu reviendras soumise.
Mais sache alors, amante éprise de vengeance, |
En même temps on vit arriver à Boriskovo, venant de Slepnëvo, les deux filles d'Alexandre Dmitrievič Kuz'min-Karavaev (marié à Konstanci] a Fridol'tovna Lampe), Marie et Olga; par leur mère, elles étaient des nièces de Gumilëv, qui les connaissait depuis l'enfance et qui les tutoyait. Les deux soeurs, toutes deux charmantes, toutes deux blondes, semblaient se compléter l'une l'autre; Macha, une jeune fille douce et calme, avait tout d'une beauté russe; elle avait un teint merveilleux mais l'écarlate fébrile qui, le soir, envahissait son visage témoignait de la maladie pulmonaire dont elle souffrait. Olga (aujourd'hui princesse Obolenski) était plus vive et plus brillante et elle charmait tout le monde par sa voix magnifique.
Arrivèrent aussi les voisins Nevedomskie, Vladimir Nevedomskij et sa jeune femme Vera Alekseevna, née Korol'kova, une élève en peinture de D. N. Kordovskij, et qui était célèbre à Pétersbourg et dans la province de Tver, pour ses extraordinaires yeux vert clair et ses cheveux roux aux étranges reflets d'or.
Avec la frêle et quelque peu mystérieusement renfermée Anna Andreevna, au nez busqué, quel parterre de beautés féminines bien fait pour tenter un Gumilëv qui s'amourachait si légèrement!
Aucun charme rural particulier ne distinguait Slepnëvo. La maison était modeste: une bâtisse en bois, de type ordinaire, dans le goût des constructions sans style de la fin du siècle dernier. La terrasse de derrière donnait sur une clairière circulaire au centre de laquelle s'élevait un haut chêne. «Du seul chêne dans ce parc», écrivait Ahmatova. Le vieux parc était entouré d'un mur de terre. Un chemin le longeait; d'un côté il allait à Boriskovo chez les Kuz'min-Karavaev, de l'autre à Podobino chez les Nevedomskie. Au-delà du chemin, séparé du parc, il y avait un verger et un potager.
Anna Andreevna restait quelque peu étrangère dans le confort provincial de cet endroit retiré. Déjà elle s'adonnait entièrement à la poésie, russe et étrangère, et, toute au pouvoir de sa muse à peine éveillée, elle aimait à s'isoler dans les bosquets de bouleaux et les champs de bleuets; elle ne participait pas aux «petits jeux» qu'organisait son mari. Après la mer Noire, après les rapides bouillonnants du Dnepr, après Carskoe et l'incomparable parc autour de ses palais, Ahmatova se plaisait assez peu dans ce coin perdu de la Grande Russie avec les champs de seigle, la forge voisine, la rivière aux plats rivages et l'humidité propice aux champignons des épais bois feuillus. Voici de quelle façon elle dépeint dans cette même préface à ses Poésies Choisies le paysage de ce coin de campagne:
«Ce n'est pas un endroit pittoresque: champs labourés régulièrement dessinant des carrés sur les mamelons, moulins, fondrières, marais asséchés, des blés, des blés... C'est là que j'écrivis presque entièrement La Volée Blanche.»
Gumilëv écrivait de son côté, décrivant Slepnëvo:
Дом косой, двухэтажный, И тут же рига, скотный двор, Где у корыта гуси важно Ведут немолчный разговор. |
La maison bancale avait un étage La grange et l'étable étaient sous la main Les oies guindées menant grand bavardage Tout près de l'auge jacassaient sans fin. |
Malheureusement Ahmatova fut presque aussitôt jalouse de son mari. Quant à lui, il n'épargnait guère l'amour-propre de sa femme. Elle qui l'aimait et qui aimait ses vers, elle ne savait pas supporter sa vanité autoritaire et virile. Gumilëv continuait à se conduire en célibataire, sans être gêné par la présence de sa femme. Il y avait moins d'un an qu'ils étaient mariés et déjà, avec une ardeur juvénile, il courtisait toutes les jeunes filles de Slepnëvo.
Ahmatova a parlé de sa jalousie dans une poésie:
Рассветает. И над кузницей Подымается дымок. А со мной, печальной узницей, Ты опять побыть не мог.
Для тебя я долю хмурую, Как мне скрыть вас, струны звонкие! |
Le jour point; et de la forge Monte une fumée — Et moi, prisonnière encore, Tu m'as abandonnée.
Il faut que je me morfonde, Comment enfouir cette ivresse |
Il y avait des moments où elle acceptait tout et pardonnait:
Все равно, что ты наглый и злой, Все равно, что ты любишь других. Предо мной золотой аналой, И со мной сероглазый жених. |
Qu'importe que tu sois brutal et dédaigneux? Qu'importent tes amours pour bien d'autres que moi ? Car je revois encor le lutrin d'or précieux Et les yeux gris et doux du fiancé d'autrefois. |
Puis de nouveau c'étaient les accès de jalousie blessée:
Жгу до зари на окошке свечу И ни о ком не тоскую, Но не хочу, не хочу, не хочу Знать, как целуют другую! |
Ma bougie a brûlé depuis le soir Mais je n'attends personne cette fois Je ne veux pas, je ne veux pas savoir Les baisers donnés à d'autres que moi. |
C'est presque une allusion, dirait-on, à Macha Kuz'min-Karavaeva. S'il en est bien ainsi, l'allusion est injuste: car Macha était une âme religieuse, sévère et droite et son apparence florissante cachait la blessure d'un mal incurable; moins que quiconque elle était coupable envers Anna Andreevna. Gumilëv se conduisait envers Macha avec une tendresse voisine de la ferveur, bien qu'il se donnât des airs de chenapan. C'est pour elle que fut écrit le poème «A une jeune fille», ainsi que je l'ai appris du peintre D. B. Bušen, un cousin de Macha. Ce «portrait» parut plus tard dans le recueil: Ciel Étranger. C'est un poème bien caractéristique de ce début de siècle où les poètes parlaient de l'amour à la façon de Bal'mont: «Soyons comme le soleil». Malgré tous ses efforts pour jouer au héros conquérant, Gumilëv était tombé amoureux de Macha, dont la douceur lui était si étrangère.
Девушке
Мне не нравится томность Героиня романов Тургенева, Никогда ничему не поверите, И вам чужд тот безумный охотник, |
A Une Jeune Fille
Je n'aime pas la douceur Jeune fille de roman, Oh! vous ne croyez à rien! Vous ignorez le délire |
Quel ton bien différent dans le poème intitulé «Rhodes»22, que Gumilëv écrivit plus tard et dédia à la mémoire de M. A. Kuz'mina-Karavaeva, morte au début de l'année 1912 en Italie, à Ospidaletti, à l'âge de vingt-deux ans, et inhumée au monastère de Bežetsk!
Наше бремя, тяжелое бремя: Труд зловещий дала нам судьба. Чтоб прославить на краткое время, Нет, не нас, только наши гроба. . . . . . . . . . . . . . . . . . В каждом взгляде тоска без просвета, В каждом вздохе томительный крик, - Высыхать в глубине кабинета Перед полными грудами книг. . . . . . . . . . . . . . . . . . Мы идем сквозь туманные годы, Смерти чувствуя веянье роз, У веков, у пространств, у природы, Отвоевывать древний Родос… |
Poète, il est pesant, ton dur fardeau! Le destin t'a donné la tâche amère De célébrer par les mots éphémères Moins ton présent que ton propre tombeau.
Triste est ton regard, que rien ne délivre, Les ans dont le poison use et corrode |
Pourquoi Rhodes ? c'est ici qu'apparaît de façon encore indécise, le second visage de Gumilëv. Rhodes est le symbole des siècles en allés, siècles de foi et d'héroïsme chevaleresque, citadelle «des coeurs dédiés au ciel» qui ne recherchent ni la gloire, ni le bonheur. Cet amour sublime est célébré par le poète comme une fusion de la terre et du ciel, comme la vision d'une beauté qui charme et qui fait souffrir.
Dans un de ses derniers poèmes, paru dans la Colonne de Feu, intitulé «Le Tramway égaré», Gumilëv se remémore Marie. C'est cette Marie qui apparaît au milieu de ce poème étrange où le poète a mêlé de façon surréaliste les temps et les lieux de l'action:
Заблудившийся трамвай
Шел я по улице незнакомой Как я вскочил на его подножку, Мчался он бурей темной, крылатой, Поздно. Уж мы обогнули стену, И, промелькнув у оконной рамы, Где я? Так томно и так тревожно Вывеска… кровью налитые буквы В красной рубашке, с лицом, как вымя, А в переулке забор дощатый, Машенька, ты здесь жила и пела, Как ты стонала в своей светлице, Понял теперь я: наша свобода И сразу ветер знакомый и сладкий, Верной твердынею православья И всё ж навеки сердце угрюмо, |
Le Tramway égaré
Je marchais dans une rue inconnue, D'un seul bond j'atteignis le marchepied Dans l'abîme des temps, comme en folie, Trop tard! voici qu'il a passé le coin, Mais dans la vitre on vit près de la route Où suis-je ? alangui, plein de désespoir, Une enseigne... alphabet ensanglanté La face comme un pis, en maillot rouge Mais voici la palissade pourrie, C'est là que chantait et vivait Marie, Quand ta chambre écoutait ton supplice. J'ai compris ce qu'est notre liberté, Un vent doux et connu traverse l'air Comme un rempart de notre orthodoxie L'âme est vraiment dolente et dérisoire. |
Il me semble que c'est Macha que nous retrouvons une fois de plus dans la «Fille-Oiseau», poème écrit en 1917, comme le «Tramway égaré», à une époque où Gumilëv s'enthousiasmait pour les légendes bretonnes.
Пастух веселый Поутру рано Выгнал коров в тенистые долы Броселианы.
Паслись коровы, И вдруг за ветвями |
Un berger enjoué Un beau matin par la lande Mena paître ses vaches Vers les nombreux vallons de Brocéliande.
Et le troupeau paissait. Mais soudain des rameaux, |
Mais dans l'image de cet oiseau, le poète ne voit pas seulement Macha, condamnée à une mort si prématurée, mais encore bien d'autres «oiseaux paradisiaques» en qui il métamorphosait les jeunes filles qui lui inspiraient des rêveries pleines de douceur et un pressentiment du destin. Déjà ses Fleurs Romantiques commençaient par une «Ballade» qui ressemblait par son envolée romantique à cette «Fille-Oiseau» écrite peu de temps avant la mort.
Пять коней подарил мне мой друг Люцифер И одно золотое с рубином кольцо, Чтобы мог я спускаться в глубины пещер И увидеть небес золотое лицо.
Там на высях сознанья — безумье и снег, |
Mon ami Lucifer m'a donné cinq montures Et cette bague d'or, au rubis flamboyant, Afin que je descende aux cavernes obscures Et contemple les yeux du jeune firmament. . . . . . . . . . . . . . . . Aux cimes de l'esprit régnent neige et folie Mais d'un coup de fouet je cinglai les coursiers Et guidai leur galop vers la cime transie J'aperçus une fille au visage endeuillé. |
Cette «fille au visage endeuillé» c'est aussi l'image encore indécise de sa fiancée, Anna Andreevna Gorenko. Quant à son dernier et malheureux amour-passion, Gumilëv en parle une fois de plus comme d'un «oiseau paradisiaque» et tremblant («A une Étoile Bleue»).
И умер я… и видел пламя Невиданное никогда, Пред ослепленными глазами Светилась синяя звезда. . . . . . . . . . . . . . И вдруг из глуби осиянной Вошел обратно мир земной, Ты птицей раненой нежданно Затрепетала предо мной… . . . . . . . . . . . . . |
Et je mourus... et je vis une flamme Comme jamais n'en vit un oeil humain Devant mes yeux aveuglés, terrassés, Je vis scintiller une étoile bleue.
Soudain, de l'azur tout illuminé, |
Mais pendant cette année passée à Slepnëvo et à Carskoe, la première année de leur vie commune, Gumilëv répond aux plaintes de sa femme sur un ton gai et moqueur, l'appelant «pauvre oiseau meurtri»:
Из логова змиева, Из города Киева, Я взял не жену, а колдунью. Я думал забавницу, Гадал — своенравницу, Веселую птицу, певунью.
Молчит — только ежится |
Chez quel croquemitaine, Tout au fond de l'Ukraine, T'ai -je prise, ô sorcière ? Je te croyais folâtre, Point du tout acariâtre! Pourtant tu fais la fière!
Elle est là pelotonnée, |
Cependant, plus tard, il lui consacra des vers absolument différents de ton. Le portrait qu'il fait dans le poème «Elle» ne peut être que celui d'Ahmatova.
Она
Я знаю женщину: молчанье, Неслышный и неторопливый, Она светла в часы томлений |
«Elle»
Oh! quelle fatigue amère Sa démarche est solennelle |
Une faille dans leur amour se dessina dès la première année de leur mariage. Ils étaient trop «différents». Sur le plan poétique, peut-être, ils se complétaient, mais dans la vie...
Depuis son adolescence, Gumilëv voulait être un «conquistador». Après son voyage en Afrique, son enthousiasme pour l'exotisme s'épanouit comme une fleur alourdie de parfums. Il voulut à tout prix entraîner sa femme dans ses rêves sur les enchantements lointains du monde, sur la beauté des déserts où resplendit la constellation de la «Croix du Sud», et sur l'homme primitif, fort comme un dieu, encore épargné par la soi-disant civilisation et en pleine harmonie avec la nature et ses secrets. D'Anna Andrée vna, il exigeait soumission et adoration, et il n'admettait pas qu'elle fût un être indépendant, et moins encore son égale. Il l'aima, mais fut incapable de la comprendre. Elle était orgueilleuse et ombrageuse; elle était intelligente, plus que lui. Elle ne confondait pas la vie privée avec le délire poétique. Son apparence fragile cachait une grande volonté, beaucoup de bon sens et d'ardeur au travail. Gumilëv avait trouvé plus fort que lui. Ils ne purent pas s'accommoder, l'un de l'autre. A leur retour de Slepnëvo à Carskoe, il n'avait qu'un rêve: s'enfuir pour de nouveaux «vagabondages» et sans plus réfléchir, il disparut à nouveau pour quelques mois en Abyssinie. Il revint avec un recueil de vers presque prêt pour la publication: Ciel Étranger.
C'est à ce second retour d'Afrique que j'allai pour la première fois chez lui, dans sa maison de Carskoe Selo, où vivaient sa mère, Anna Ivanovna, et d'autres membres de sa famille, à l'étage supérieur. Le jeune ménage occupait quatre pièces au rez-de-chaussée. Pour se rendre dans la partie qui leur était réservée, il fallait traverser un grand salon vide qui donnait sur la rue et sur la cour, et où personne ne s'attardait jamais. La première pièce, qui servait de bibliothèque à Gumilëv, était remplie de livres qui occupaient les rayons ou bien gisaient un peu partout. Il y avait aussi le large divan où il dormait. A côté, dans une chambre bleu foncé, se trouvait un petit lit pour Ahmatova. La troisième pièce, qui donnait sur la cour, était ornée de toiles d'Alexandra Ekster, qu'elle avait données en cadeau à Gumilëv. Le mobilier de cette pièce était en «modern-style»; dans le reste de l'appartement, c'était un antique mobilier d'acajou, et point du tout de bouleau de Carélie, comme le dit G. Mesnjaev23. La quatrième pièce, qui donnait, elle aussi, sur la cour, servait à Gumilëv de cabinet de travail: j'ai gardé le souvenir d'un large bureau, et des murs couverts de «peintures d'Abyssinie» au milieu desquelles étaient accrochés des bracelets d'ivoire24.
Gumilëv était encore «obsédé» par ses impressions du Sahara et de la forêt subtropicale; avec un orgueil enfantin, il montrait ses «trophées» rapportés du pays «des sorciers»: des défenses d'éléphants, des peaux mouchetées de léopards, et des images saintes peintes sur des toiles de fabrication artisanale, représentant des primitifs macrocéphales. Il ne tarissait pas sur les chasses périlleuses, les sorciers noirs, les crocodiles et les rhinocéros — là-bas dans cette Afrique lointaine, patrie préhistorique de l'homme, suspendue à l'arbre de l'antique Eurasie «comme une poire gigantesque», là-bas où
Солнце на глади воздушных зеркал Пишет кистью лучистый мираж... |
Dessine du pinceau ses lumineux mirages. Le soleil sur le tain des miroirs aériens |
Anna Andreevna ne s'enthousiasmait guère pour tous ces accessoires exotiques. Elle envisageait la vie plus simplement et avec davantage de profondeur. En outre, pendant l'absence de son mari, elle était devenue un vrai poète, inspiré et maître de ses moyens, bien que limitée par sa féminité, renfermée en soi, dans sa douleur et dans l'échec de sa vie conjugale. Gumilëv ne pouvait que lui reconnaître le rang de poète mais il continuait à lutter avec la vanité et le caractère volontaire de sa femme; de plus en plus l'irritait cette indifférence qu'elle avait pour ses ambitions de «conquistador». Ni l'éclat de ses propres rimes, ni la beauté de ses propres métaphores ne l'aidèrent à la convaincre qu'on ne doit pas fonder un foyer quand on est préoccupé avant tout de hauts problèmes poétiques. Ce qu'il lui fallait, n'était-ce pas une aide, un écuyer servant, un compagnon fidèle, n'était-ce pas un amour sacrifiant tout, et non pas une femme jalouse, enfermée dans sa féminité, une âme entièrement tournée vers l'intérieur ? Que faire ? Il était même prêt à se repentir, à mettre un frein à son tempérament, pourvu qu'il sentît qu'elle était bien une part de lui-même, son rêve incarné... Mais elle était indifférente; elle l'aimait encore mais elle était étrangère à lui, à la gloire qu'il avait conquise. Debout devant la cheminée dont le feu s'éteint, songeant à ses aventures africaines, il en fait l'aveu avec amertume:
Древний я открыл храм из-под песка, Именем моим названа река.
И в стране озер семь больших племен Но теперь я слаб, как во власти сна, Я узнал, узнал, что такое страх, Даже блеск ружья, даже плеск волны И тая в глазах злое торжество, |
J 'ai trouvé dans le sable un temple très ancien Et j 'ai donné mon nom à des fleuves lointains.
Dans le pays des lacs, sept peuples invaincus Aujourd'hui je suis faible et soumis à des songes; J'ai découvert enfin la peur sans rémission; Même l'éclat d'une arme ou la vague en furie Mais, cachant dans ses yeux un triomphe méchant, |
Je ne me rappelle point qu'il ait eu un nouvel amour à l'époque. Ce furent des années de bohème furieuse à Pétersbourg, de cénacles littéraires, de lutte entre les mouvements poétiques, une époque où tous les extrémistes apparurent, toutes les épices fleurirent en peinture, au théâtre, en poésie. On eut les oreilles assourdies de toutes les trompettes publicitaires qu'embouchèrent les futuristes et les cubo-futuristes, les imaginistes, les adeptes du «valet de carreau» ou de «la queue de l'âne», etc. Partout on rencontrait les Gumilëv, ensemble ou séparés, aux soirées masquées et dans les cabarets, spécialement au «Chien Errant» de Pronin. Beaucoup de collaborateurs d'Apollon étaient alors amoureux d'Ahmatova, qui était déjà une célébrité, mais je ne remarquais jamais qu'elle fût amoureuse de qui que ce fût, comme il arriva plus tard. Anna Andreevna reconnaissait qu'elle se plaisait dans l'atmosphère ivre du «Chien Errant», elle en parle avec regret dans son Poème sans Héros qui a paru tout récemment. Cependant ces «réjouissances» nocturnes ne raffermirent pas ses relations avec Gumilëv; celles-ci étaient maintenant à la merci du premier «hasard»...
Pendant l'hiver 1912, il leur naquit un fils qui fut baptisé Léon. L'accouchement, qui fut difficile, eut lieu de nuit dans une clinique de Pétersbourg. Gumilëv fut-il satisfait de cette «augmentation familiale» ? J'ai recueilli de son cousin D. V. Kuz'min-Karavaev, devenu dans les ordres le Père Dmitri, un récit assez pénible de cette nuit... Pour souligner son mépris des «liens du mariage», Gumilëv fit la noce jusqu'au matin avec son cousin, traînant dans divers établissements de plaisir et pas une fois il ne s'enquit au téléphone de l'état de sa femme; pendant ce temps, il buvait dans la compagnie de filles... A en croire le Père Dmitri, il y avait dans cette conduite le désir de ne pas être «comme tous les autres», beaucoup de pose et d'amourpropre déraisonnable...
Après l'accouchement, Anna Andreevna commença à préparer pour la publication son recueil intitulé: La Volée Blanche et elle s'isola à nouveau dans une sorte de réclusion; quant à lui, il fit des démarches auprès de l'Académie des Sciences et obtint d'être envoyé en mission à la tête d'une expédition ethnographique aux Somalies... Mais rester longtemps sans être amoureux était au-dessus des forces de Gumilëv et le «hasard» lui envoya encore un amour malheureux, une jeune fille qui n'était pas moins belle et rayonnante d'esprit que les précédentes: Tat'jana Aleksandrovna A.
Instruite sur le compte de son mari, Ahmatova avait mis au point une tactique pleine de finesse; non seulement elle ne manifesta aucune jalousie, mais elle invita même T. A. chez elle, à Carskoe, et elle lui céda sa chambre à coucher; elle-même s'installa dans la pièce de réception.
Nicolas Stepanovič s'enflamma sérieusement de ce voisinage et il était prêt à divorcer. Je ne prendrai pas sur moi d'affirmer que cette passion était partagée. . . Quoi qu'il en soit, le divorce n'eut pas lieu et une fois de plus, pour la troisième fois, Gumilëv, par Paris et Marseille, partit pour ses odyssées africaines.
«L'année 1913 fut une année décisive dans le destin de Gumilëv et d'Ahmatova», écrit N. A. Otsoup; «elle éprouva alors un sentiment très fort pour un célèbre contemporain dont le nom tenait en un son très bref»25. Cela aussi est une invention: on n'aurait pas manqué de le savoir à Apollon, si jamais quelque chose de semblable avait eu lieu. Ahmatova ne se rendit chez Blok qu'une seule fois, pour affaire, et elle a raconté cette entrevue dans une poésie. Si, dans cette année «décisive», elle éprouva quelque passion, ce ne fut pas pour le «contemporain au nom très bref». Elle se séparait de son mari avec soumission et tristesse.
Loin de sa femme et de son fils, embarqué dans ce voyage qui se termina désagréablement pour lui par la malaria, Gumilëv, semble-t-il, éprouva quelque nostalgie de la vie «à la maison» et, non sans quelque émotion, il prit en hâte le chemin de Slepnëvo. C'est là, néanmoins, qu'il devint manifeste que le fils né l'année précédente ne les avait pas réunis mais séparés à jamais. Le poète fait l'aveu de la tristesse que lui inspire cette séparation dans un de ses plus éclatants poèmes, les «Iambes Décasyllabiques» qu'il publia dans le recueil Carquois et qu'il dédia à M. L. Lozinskij:
Ты, для кого искал я на Леванте Нетленный пурпур королевских мантий, Я проиграл тебя, как Дамаянти, Когда-то проиграл безумный Наль, Взлетели кости, звонкие, как сталь, Упали кости — и была печаль.
Сказала ты, задумчиво и строго: Твоих волос не смел поцеловать я, |
Toi pour qui je cherchais dans le Levant La pourpre et l'or des toges amarantes, Je t'ai perdue au jeu, comme fit Nal, Quand il misa sa belle Damaïante. Les dés volaient, tintant comme un métal Les dés ont chu; j 'ai gardé mon tourment26.
Puis un jour tu me dis, rêveusement: Je n'osais pas baiser ta chevelure |
Survint l'été de 1914 et sa terrible sécheresse: incendies de forêt, paysans ruinés par l'incendie de leur isba et armées entières de rats qui couraient à la recherche de l'eau... Survint la guerre. Elle me surprit à Novgorod: sous ma direction, des photographes prenaient des clichés pour les reproductions trichromes du premier tome de la série d'ouvrages que j'avais conçue sur Les Vieilles Villes Russes... Je retournai à Pétersbourg à la hâte. Déjà tout y était sens dessus dessous, y compris Apollon. Je décidai aussitôt de transférer la rédaction dans mon appartement de la rue Ivanovskaja, qui était assez spacieux, et d'ouvrir un hôpital dans les bureaux d'Apollon, dût-il n'avoir que cinq à six lits. Je m'adressai à la Douma Municipale, au Maire, que je connaissais bien, en vue d'obtenir l'autorisation. Mais il me refusa l'autorisation sollicitée avec une amabilité tout ironique, me répondant que les autorités militaires et municipales avaient tout prévu, qu'il y avait pour les éventuels blessés plus de lits qu'il n'en faudrait...
La plupart des collaborateurs d'Apollon étaient mobilisés, mais presque tous ceux qui avaient été mobilisés continuaient sous l'uniforme leurs occupations de naguère; d'une façon ou de l'autre tous s'étaient «casés» à l'arrière. Du reste, quel besoin le pouvoir aurait-il eu d'eux ? de la chair à canon, on en avait de trop, même sans eux. Les jeunes artistes et écrivains recevaient des affectations dans les états-majors, les hôpitaux et toutes les institutions municipales et locales qui étaient alors créées pour venir en aide à l'armée. On n'envoyait au feu que les aspirants de réserve qui avaient terminé leurs études supérieures et satisfait à un examen médical. Mais à quoi bon farder la vérité ? même ces candidats aux éperons d'officier préféraient souvent les états-majors ou les trains sanitaires aux tranchées.
Seul Gumilëv, à qui son «billet blanc»27 donnait tous les droits de ne pas être mobilisé, décida, coûte que coûte, de «défendre la patrie». N'ayant pas d'instruction supérieure, ce n'est que comme simple homme de troupe qu'il put, par protection, s'engager dans l'armée combattante. Après quelques mois d'entraînement, il fut admis en tant que volontaire dans le régiment de Uhlans de la Garde du corps de Sa Majesté!
Je le vis plus d'une fois à l'été 1915 et à l'été 1916 quand il revenait du front en permission, exhibant avec fierté ses deux décorations de Saint- Georges (médaille d'or du 4e degré pour faits d'armes). Il venait d'Apollon, déjeunait chez moi, écrivait régulièrement les «Lettres sur la Poésie Russe» et rendit une visite à Slepnëvo où grandissait son fils Lëvuska.
En 1915 une nouvelle passion s'empara des «apolloniens», sous l'influence de Gordon Craig, que le Théâtre Artistique avait fait venir pour la mise en scène de Hamlet dans le style du «théâtre sans acteurs» — c'est-à-dire avec des marionnettes pour remplacer les acteurs. Avec Sazonov, metteur en scène et artiste du Théâtre Alexandre, et avec sa femme, Ju. L. Sazonova- Slonimskaja (qui écrivait pour Apollon de très intéressants articles sur le ballet) je créai un petit théâtre de poupées pour un petit cercle d'amis. Le peintre paysagiste Alexandre Fedorovič Gauš, avec qui j'étais lié d'amitié, nous céda pour quelque temps une grande salle peinte en deux tons dans son hôtel sur le Quai Anglais. On décida de monter pour le début une pièce de notre invention et l'on confia cette mission à mon ami Thomas Hartman, l'auteur du ballet La Fleur Rouge, qui avait quelque célébrité.
Aucun d'entre nous ne savait faire fonctionner les marionnettes «à fils»; aussi on fit appel à un spécialiste des marionnettes, un paysan dans la famille duquel s'était préservée la tradition du folklore théâtral. Le spectacle fut un succès. Le «tout-Pétersbourg» se trouva réuni pour la première. On se mit à la préparation d'une nouvelle pièce. Nous rêvions de monter le Faust de Goethe qui avait rendu célèbre le théâtre de marionnettes de Dresde mais, en attendant, je priai Gumilëv d'écrire une pièce pour ce second spectacle. Il y avait longtemps, je le savais, qu'il rêvait d'écrire «son théâtre». Il s'attela à cette tâche avec beaucoup d'inspiration et en quelques semaines il nous prépara un drame pour marionnettes, L'Enfant d'Allah. Pour l'accompagnement musical, je fis appel à un compositeur débutant de Moscou, Lur'e28.
Nous réussîmes, pendant cet entretien, à nous mettre d'accord sur quelques données de départ. En particulier, je le priai de composer une musique d'orchestre sur le thème de la forêt enchantée avec le chant de différents oiseaux, dans l'esprit des contes orientaux. Mais le projet s'arrêta là, à cause du tour que prit la guerre. Notre petit théâtre fut ressuscité plus tard par Sazonova à Paris et aux États-Unis. Néanmoins L'Enfant d'Allah fut imprimé dans Apollon.
A parler franc, la pièce de Gumilëv ne me plaisait pas trop. Elle se prête peu à la scène, il y a plus de conversation que d'action, mais quelques passages sont amusants par leurs traits d'esprit et ont de belles envolées lyriques.
Auparavant, Gumilëv avait déjà essayé ses forces de dramaturge dans une courte tragédie mythologique, que la critique ne remarqua pas, Actéon . Gleb Struve a écrit qa'Actéon ne fut pas publié. Cependant j'ai tenu entre mes mains le troisième numéro de Hyperborée, qui était entièrement consacré à YActéon de Gumilëv29. En outre je tiens cette tragédie poétique, qui fut écrite sous l'influence d'Innokentij Annenskij pour une oeuvre bien meilleure que ses tragédies lyriques ultérieures: Gondla et La Tunique Empoisonnée.
Pendant sa seconde permission, après avoir été promu sous-officier pour sa conduite au feu, Nicolas Stepanovic obtint l'autorisation de passer un examen dans une des écoles d'artillerie pour devenir officier. Il échoua une fois de plus dans cette épreuve et le commandement le muta dans le régiment de hussards Aleksandrijskij. Son nouvel uniforme lui plaisait parce qu'il lui rappelait Pouchkine à Carskoe Selo. Au printemps de cette même année, au mois de mai, il reçut sur sa demande un ordre de mission du Gouvernement Provisoire pour rejoindre le corps expéditionnaire russe sur le front de Salonique. Il devait s'y rendre par la Finlande, la Norvège, Londres, Paris, Marseille... Mais les Alliés renoncèrent à leur offensive sur le théâtre de la mer Egée et Gumilëv, déjà arrivé à Paris, resta à la disposition du général Zankevič. On lui proposa d'accepter une autre mission. Il choisit le front de Mésopotamie, ou de Perse. Afin d'obtenir les visas de transit, il aurait dû retourner à Londres pour y prendre les instructions du Commandement Militaire. Mais il resta à Paris... à cause d'un nouvel amour malheureux! Il a parlé en termes enflammés de cet amour dans le poème: «A une Étoile Bleue». Ces vers furent repris par lui en partie dans le recueil La Tente, en partie dans La Colonne de Feu.
Durant tout l'hiver, ayant tout oublié sur terre, il s'efforça de séduire une belle jeune fille russe de famille noble en lui parlant en vers ou en prose de ses vagabondages au loin et de ses hauts faits. Mais «l'oiseau de paradis» parisien fut, lui aussi, inébranlable et prudent. Sa demande fut repoussée, et elle préféra au poète pauvre un riche et bel Américain «tout à fait ordinaire», qu'elle épousa. La réalité venait une fois de plus de remettre à sa place le poète; Don Quichotte n'obtiendrait pas sa Dulcinée... S'entêtant, il lui écrivit lettre d'amour sur lettre d'amour, voulait absolument croire au miracle. Il fallut pourtant rendre les armes. Indépendamment même de la force de son sentiment pour «l'étoile bleue», Gumilëv ressentit là plus qu'une défaite amoureuse: le pressentiment d'une mort terrifiante et proche était comme lié à cet échec:
Я и Вы
Да, я знаю, я вам не пара, Не по залам и по салонам Я люблю — как араб в пустыне И умру я не на постели, |
Moi et Vous
Non, je ne vous conviens guère, Loin de moi tous vos salons, J'aime l'Arabe pouilleux Et je mourrai sans notaire, |
Il était devenu amoureux fou, et cette passion, comme cela arrivait toujours avec lui, n'était pas seulement un accès sensuel, c'était aussi une soif d'amour partagé, la recherche d'une bénédiction venue d'en haut de la vie et de la mort. Rêvant d'une béatitude plus que terrestre, Gumilëv parle de sa passion «sans mesure», «plus triste que la mort», «plus enivrante que le vin». L'amour était maintenant pour lui «une folie», «une étrange sagesse» et, s'adressant à la jeune fille «aux yeux immenses» et aux «habiles discours», il parle d'une union éternelle avec elle, unissant la terre et l'enfer et le ciel divin.
И отныне я горю в огне, Вставши для небес из преисподней. |
Et désormais je me consume dans le feu, Dressé vers les cieux, hors de l'enfer. |
De là vient le titre de son dernier recueil: La Colonne de Feu. Dans une impasse près de la rue Decamps eurent lieu la demande en mariage et le refus. Sans doute, si elle avait accepté, il ne serait pas rentré dans la Russie bolchevique...
Et pourtant ne nous exagérons pas l'importance de cette malheureuse amour parisienne de Gumilëv. Assurément l'échec amoureux avait blessé son amour-propre mais, poète avant tout, écrivain avant tout, il ne pouvait s'empêcher d'utiliser son expérience amère pour fouailler son inspiration, pour exprimer en des aveux hyperboliques non seulement son chagrin mais aussi le chagrin de toutes les amours non partagées.
Du point de vue formel les vers de A une Étoile bleue ne sont pas toujours irréprochables. Il y a beaucoup de strophes qui ne sont pas réussies. Mais il y en a aussi qui resteront dans la poésie russe comme ces précieuses perles que l'on découvre dans les conques marines.
La tendresse et une tristesse insurmontable, mêlée de légère moquerie envers soi-même, se métamorphosent dans chaque poème en une révélation tragique... Et le tragique de cet amour n'est pas contenu dans l'amour luimême, mais dans la conscience qu'il est inséparable de l'idée de la mort. Le poète revient à l'idée de la mort avec un entêtement de mauvais augure.
«Chaque jour de ma vie est comme un lourd cadavre»; il rachète son «aveuglante témérité» par une «mort acceptée»; il admet la mort «sans disputer»: «Repos calme, repos parfait et douze mille pieds de mer sur moi.» Il ajoute dans un autre poème:
И не узнаешь никогда ты, Чтоб в сердце не вошла тревога, В какой болотине проклятой Моя окончилась дорога. |
Et jamais tu ne sauras Pour sauver ton coeur de l'épouvante, Dans quelle fange maudite S'est enlisé mon chemin. |
Et ce thème de la mort terrifiante (était-ce un pressentiment ?) ne recule que devant un autre thème: le thème de l'oiseau merveilleux venu de la lumière, mais blessé à mort.
Beaucoup d'admirateurs de Gumilëv ont lu avec une attention insuffisante un de ses derniers poèmes: la «Fille-Oiseau», ce même oiseau qui dans les poèmes de A une Étoile Bleue surgissait de la profondeur resplendissante. Mais voici que sa patrie nous est nettement indiquée: ce sont les vallées fabuleuses de Brocéliande, c'est-à-dire du pays fabuleux des romans de la Table Ronde où Merlin, le fils d'une vierge pure et du diable, pratiquait ses sortilèges. Cet oiseau paradisiaque semblable à la flamme est plus qu'une métaphore due au hasard. Dans la poésie de Gumilëv elle occupe une place centrale, révélant par là la profondeur spirituelle du poète. Cette métaphore brille à travers toute son oeuvre, et elle donne finalement une signification mystique à cette oeuvre poétique qui, au premier abord, a l'air toute en beautés extérieures, en descriptions bigarrées et parfois même en clinquant d'apparat. Pour porter un jugement sur la façon dont je comprends Gumilëv poète, il est indispensable de méditer plus longuement sur cette image.
Il est difficile de déchiffrer ce cryptogramme embrouillé de style romantique influencé par Maeterlinck... Mais il est possible, en fin de compte, de l'éclairer si l'on sent par le coeur le lyrisme romantique de Gumilëv, amoureux de sa muse et qui attendait comme un miracle l'amour féminin qui résoudrait tout. La Fille-Oiseau est son inspiratrice, sa mère spirituelle et en même temps elle est la jeune fille à laquelle aspire ardemment son âme, l'âme du «Berger» qui ne reconnaît pas sa muse parce qu'il ne l'а rencontrée qu'avant «sa naissance» à la vraie poésie, et qui chante, avec insouciance la «chanson de son allégresse». Sans en être conscient, il subit ses sortilèges dans les vallons de Brocéliande et «ne sachant lui-même ce qu'il fait», il la tue d'un baiser. Mais l'oiseau ainsi meurtri à mort l'appellera d'un autre monde, d'un monde transfiguré. Ici se révèle la vraie muse de Gumilëv; nulle part il n'a mis à nu son intimité poétique comme dans les vers où il chante cet amour qui rapproche le coeur de l'éternité. Il n'avait pas essentiellement changé depuis ses premiers essais littéraires, depuis ses vers d'adolescent. Bien qu'il fût entré presque aussitôt en opposition avec les symbolistes, avec la Belle Dame de Blok, la Tsarevna Taïah de Vološin, et la Tsarine-Sibylle de Vjačeslav Ivanov, il avait en commun avec eux cet éros de l'au-delà. Mais Gumilëv était trop orgueilleux pour ne pas «aller à contre-courant».
Sans doute, la part de l'affectation était grande dans le ton impérieux et téméraire, dans l'héroïsme et le pathétique des Perles et de La Tente, dans son refus des profondeurs métaphysiques et des «brouillards ténébreux des forêts germaniques». Pourtant l'Oiseau de Gumilëv est né dans la mythique Brocéliande... Et ce n'était, au fond, que des réflexes d'autodéfense, ces hymnes à la vigueur corporelle, au combat téméraire contre les hommes et les éléments, à l'allégresse de l'audace. En fait, physiquement faible et pressentant sa mort prématurée, le poète qui depuis l'adolescence avait succombé aux enchantements de Lucifer, mais qui, aiguillonné par une conscience religieuse, tournait parfois ses regards vers le Christ, ce poète à volonté de fer mais compatissant et tendre, comme Merlin dans les légendes de Brocéliande, n'avait qu'un rêve, s'unir pour l'éternité avec Viviane.
Je n'énumérerai pas tous les poèmes où la même image est inlassablement reprise, ce même symbole venu du «saint des saints» de l'âme angoissée du poète, ces mêmes appels à un amour inaccessible, ces mêmes pressentiments d'une mort prématurée, la même tristesse se changeant en Désespoir (il écrit ce mot avec une lettre majuscule), la tristesse du «Berger» de Brocéliande, dont le baiser a tué une jeune fille et à qui le «destin méchant» n'accordera plus de jouissances, que le «sixième coursier» de Lucifer emmènera dans les ténèbres, vers la mort.
Les héros des drames de Gumilëv, comme Gondla et Imr, terminent leurs jours par le suicide. Le poète les punit avec la même conviction qu'il met à prêcher la mort dans un des poèmes de Carquois. «La mort est plus vraie, la vie balbutie des mensonges.» Ce n'est pas au hasard qu'il a baptisé Désespoir son sixième coursier, dont Lucifer lui fit don. Quelque effort religieux qu'il fît, quelque désir qu'il eût de croire sans maligne sophistication, quoi qu'il fît pour diviniser la nature et le premier Adam, symbole et image de Dieu, il y a dans l'oeuvre de Gumilëv quelque chose de maléfique... Des sublimités séraphiques quelque chose l'entraîne vers la cruauté primitive de la création, vers les passions origineHes de l'homme-bête, vers la violence, le sang, l'effroi et la chute.
L'idée de la Mort traverse tous ses recueils. Relisons les Perles et nous découvrons dans «Le Duel» les strophes suivantes:
Я пал... и молнии победной Сверкнул и в тело впился нож... Тебе восторг — мой стон последний, Моя прерывистая дрожь. . . . . . . . . . . . . . . . . И над равниной дымно белой, Мерцая шлемом золотым, Найдешь мой труп окоченелый И снова склонишься над ним. |
Je tombai... un éclair victorieux Étincela en moi et dans mon corps s'enfonça le poignard... Gloire à vous, ô mon râle suprême, О mes derniers soubresauts. . . . . . . . . . . . . . . . . Et dans la plaine blanche et brumeuse, Resplendissant dans mon casque doré, Tu me découvriras, cadavre raidi, Et tu t'inclineras à nouveau sur moi. |
Le poème «Dans le désert» débute par une mort semblable:
Давно вода в мехах иссякла, Но как собака я умру. |
Il y a longtemps que les outres sont sèches, Et comme un chien je mourrai. |
Rêvant aux siècles passés, il voit une sorte de vieux compagnon-sosie, un «antique veneur» qui se noya jadis et il termine son poème par une apostrophe au veneur:
Скоро увижусь с тобой, как прежде, В полях неведомой страны. |
Bientôt nous nous reverrons comme avant, Dans les champs d'un pays inconnu. |
Ce pays, il le nomme ailleurs «la contrée de l'ennui et des larmes» et «le rocher dénudé».
Le seul recours de Gumilëv contre les pensées maléfiques, c'était l'art, c'était la poésie et la source de la poésie, c'était pour lui, comme pour Lermontov et comme pour les Poètes Maudits français l'esprit sévère et triste, le maître de toute beauté, celui dont le nom venait de l'étoile du matin, Lucifer. De là son acceptation toute païenne de la vie «par-delà le bien et le mal». Ainsi qu'Adam jadis, qui «précipita son âme dans la débauche et le plaisir» mais qui «ployait le genou et rêvait de Dieu», implorant la Mort, déesse des épuisés, il veut être semblable aux dieux, à qui «tout est permis». Ce qui n'exclut pas qu'il médite aussi sur le message chrétien: je citerai les deux tercets du sonnet «Les descendants de Caïn»:
Но почему мы клонимся без сил, Нам кажется, что кто-то нас забыл, Нам ясен ужас древнего соблазна,
Когда случайно чья-нибудь рука |
Quelle est donc cette force étrange et qui nous plie, Pourquoi nous semble-t-il que quelqu'un nous oublie, De quelle tentation renaît l'ancien effroi,
Si jamais une main, en jouant, au hasard, |
Ces vers, tirés des Perles, datent de la première année de notre amitié, 1909. Par la suite ces dispositions chrétiennes apparurent à nouveau dans Le Carquois et dans La Colonne de Feu.
Русь бредит Богом, красным пламенем, Где видно ангелов сквозь дым. |
La Russie voit Dieu dans son délire, commeune flamme rouge Où des anges apparaissent à travers la fumée. |
Ou encore dans la poésie intitulée: «Fra Beato Angelico» (Rublëv),
Есть Бог, есть мир, они живут вовек, А жизнь людей мгновенна и убога, Но все в себе вмещает человек, Который любит мир и верит в Бога. |
Il y a Dieu, il y a le monde, vivant éternellement, La vie humaine est pauvre et éphémère. Mais l'homme embrasse tout Quand il aime le monde et croit en son Dieu. |
Enfin, dans un de ses derniers poèmes, «Ballade» (La Colonne de Feu), nous lisons les vers suivants:
Пускай вдали пылает лживый храм, Где я теням молился и словам, Привет тебе, о родина святая!
И знаю я, что вечером, играя, |
Qu'importe que brûle au loin le temple fallacieux Où je priais les ombres et les mots, Salut à toi, ô Sainte Patrie!
Et je sais qu'au soir, comme en jouant |
Après la révolution, l'ardeur guerrière et religieuse de Gumilëv s'affaiblit notablement. Il sentit qu'il n'avait plus de raison de lutter. La Russie impériale avait vécu; il restait à arracher les galons de hussard et à rentrer dans la patrie.
A Londres, au début de mai, il se présenta au commandement militaire, puis il rendit visite à son ami N. B. Anrep30, acheta des jouets pour son fils Lëvuska, sollicita les visas de transit et mit de l'ordre dans ses manuscrits. Il laissa entre les mains d'Anrep des archives importantes qui furent communiquées récemment à Gleb Struve pour être publiées par les soins de ce dernier. On trouva dans ces archives des documents officiels, ses croix de Saint-Georges, les vers de A une Étoile bleue, prêts pour l'impression et le manuscrit quasi achevé de La Tunique Empoisonnée. Les vers et le drame lyrique ont été publiés en 1952 aux éditions Čehov sous le titre: Inédits de Gumilëv. Le poète rentra en Russie par le Nord — la Norvège, la mer Blanche et Mourmansk.
A Carskoe Selo, rien n'avait changé. Mais Anna Andreevna s'était envolée. Il fallut commencer une nouvelle vie dans des conditions difficiles. Il était encore possible à un écrivain énergique de travailler dans une certaine indépendance. Gumilëv se mit aussitôt en peine de gagner sa vie, donnant des conférences littéraires dans les institutions les plus variées, à l'Institut Tenišev dans la rue Mohovaja, au Proletkult31, au Baltflot32; il ressuscita l'Atelier des Poètes, où la jeunesse se mit à affluer, il divorça avec Anna Andreevna et épousa Asja, Anna Nikolaevna Entel'gart, une femme-écrivain débutante, de teint rubicond, avec d'épais cheveux blonds et des yeux bleus pleins de naïveté. Au début, Gumilëv s'installa dans l'appartement des parents de sa femme (partis je ne sais où). Mais à la naissance de leur fille Hélène, il envoya sa femme et sa fille chez sa propre mère, Anna Ivanovna, à Slepnëvo, où il était plus facile de s'approvisionner. Ensuite il s'installa dans mon ancien appartement de la rue Ivanovskaja, probablement avec l'autorisation de M. L. Lozinskij, le secrétaire d'Apollon, à qui j'avais laissé la jouissance de mon logement, où ma servante Liza continua à vivre pendant un an. Le premier occupant de l'appartement, après mon départ, avait été un militaire qui s'intitulait Prince Jur'evskij et dont la supercherie fut démasquée par la suite. Enfin, après Gumilëv, des blanchisseuses s'y installèrent et, pour échapper au froid et au gel, brûlèrent tous les meubles et tous les livres.
Anna Nikolaevna Engel'gart aime Gumilëv d'un amour ingénu, soumise en tout à son mari. Revenue près de lui à Pétrograd, elle fréquentait rarement l'Atelier. C'est à elle que Gumilëv dédia son dernier recueil de vers, La Colonne de Feu. Après la mort de Gumilëv, quand fut célébré le service des morts neuf jours après le décès, presque tout le Pétersbourg littéraire fut réuni, y compris Anna Andreevna. Elle seule s'abstint d'y aller.
Pendant ces deux années pétersbourgeoises, Gumilëv publia encore trois livres: Mik, un long poème africain pour les enfants (Saint-Pétersbourg, 1918), L'Enfant d'Allah, un poème arabe (Pétrograd, 1918); en outre, il mit au point une traduction de l'épopée babylonienne Gil'gameS d'après le célèbre assyriologue Boris Šilejko, qui en écrivit la préface (Saint- Pétersbourg, 1919).
Pendant l'hiver 1920, la vie devint insupportable à l'appartement de la rue Ivanovskaja en raison du froid; Nicolas Stepanovič réussit à émigrer à la «Maison des Arts» (Dom Iskusstv), l'ancienne demeure d'Eliseev, à l'angle de la Perspective Nevski et de la Mojka. Le destin y avait réuni beaucoup d'écrivains, de personnalités littéraires ou artistiques, dont un bon nombre d'anciens collaborateurs d'Apollon. Pendant qu'il était au front, la réputation de Gumilëv comme écrivain avait considérablement grandi. Au début, ce retour dans le monde littéraire russe lui épargna le sentiment de sa solitude. Presque toute la jeunesse de talent qui s'était groupée autour d'Apollon, était restée sous le nouveau régime et représentait une minorité privilégiée. Beaucoup de collaborateurs d'Apollon, par le fait qu'ils n'étaient pas liés par la discipline de parti, pouvaient servir le pouvoir sans éveiller de soupçons alors que la plupart des collaborateurs des autres revues appartenaient plus ou moins qui aux sociaux-démocrates, qui aux monarchistes, qui aux S.R., etc. On ne les empêchait aucunement de travailler dans leur spécialité: les bolcheviks avaient besoin de gens éduqués à l'européenne pour réorganiser la Russie en ruine. C'est ce qui explique que la «Maison des Arts» réunit un assez grand nombre d'anciens «apolloniens» ou de personnalités artistiques proches d'eux, philologues, sociologues et poètes symbolistes.
Dès le début il y en eut beaucoup qui s'intitulèrent sinon communistes, du moins «compagnons de route» non affiliés au parti. Ce fut d'abord l'extrême avant-garde des novateurs: futuristes, egofuturistes, imaginistes, les extrémistes de toutes les différentes tendances adhérèrent à la révolution d'Octobre; les autres firent semblant d'être prêts à construire le socialisme avec Gorki, Andrée va, Lunačarskij, Kamenev en attendant l'occasion de partir ou de s'enfuir à l'étranger. En 1921, seule une petite minorité émigra, au risque de la vie (en premier lieu les Merežkovskie et Filozofov, qui refusaient absolument le bolche visme).
Moins que quiconque Gumilëv songeait à «fuir», il persévéra dans sa voie poétique. On s'en rendra compte en lisant les essais que Vladislav Hodasevič publia en 1939 sous le titre de Nécropole33. Il a su en parler plus pertinemment que quiconque, mais aussi, à son habitude, avec une extrême causticité. Hodasevič ne connaissait pas Gumilëv, il se «présenta» à lui en quelque sorte et obtint une «audience». Gumilëv vivait encore dans mon appartement, avant son installation à la «Maison des Arts».
«Il m'invita chez lui, écrit Hodasevič, et me reçut comme un monarque reçoit un autre monarque. Dans sa politesse empreinte de solennité, il y avait quelque chose de si artificiel que je crus d'abord qu'il plaisantait. Cependant il me fallut bien adopter le même ton: toute autre conduite eût paru familière... Dans un Pétersbourg désert, glacial, puant le poisson, nous devisions avec un air de sublime importance, tous deux affamés, maigres, loqueteux, dans un bureau sans feu et poussiéreux...»
Dans ce même Uvre, Hodasevič parle de l'arrestation de Gumilëv, le 3 août, et de son exécution, le 25 août. C'est avec une grande émotion que j'ai lu la page de Nécropole qu'il consacre à ces événements:
«A la fin de l'été, je m'apprêtais à me rendre à la campagne pour me reposer. Je devais partir le mercredi 3 août. La veille au soir j'allai faire mes adieux à quelques-uns de mes voisins de la «Maison des Arts». Ce n'est que vers six heures du soir que je frappai à la porte de Gumilëv. Il était chez lui (...). En prenant congé de lui, je lui demandai la permission de lui apporter le jour suivant quelques objets dont je voulais lui confier la garde. Quand j'arrivai le lendemain, à l'heure convenue, devant sa porte, avec les objets en question, personne ne me répondit. A la cantine, le serveur Efim me dit que, dans la nuit, on avait arrêté et emmené Gumilëv. Ainsi j'avais été le dernier à le voir en liberté (...). Je rentrai chez moi et j'y trouvai la poétesse Naděžda Pavlovic qui était mon amie et celle de Blok. Elle venait de rentrer à la course de chez Blok, toute rouge d'émotion et boursouflée par les larmes. Elle me dit que Blok était à l'agonie. Comme on fait dans ces cas-là, je cherchais à la consoler, à lui donner espoir. Alors, au comble du désespoir, elle s'approcha de moi et, à travers les larmes, elle me dit: «Vous ne savez rien, ne le dites à personne, il y a déjà quelques jours, il est devenu fou!» Quelques jours après, quand j'étais à la campagne, Andrej Belyj m'annonça la mort de Blok. Le dimanche 14 août eut lieu le service des morts...»34.
Bouleversante coïncidence! Tous deux, Gumilëv et Blok, nous quittèrent un même jour, le 3 août 1921, l'un pour la geôle (on ne sait ce qu'il eut à subir pendant ses deux semaines d'interrogatoire), l'autre pour la folie, une folie furieuse, conséquence d'une longue maladie incurable. Quel symbole sinistre dans cette double disparition! Leur vie durant, Blok et Gumilëv avaient été ennemis, bien que, à ma connaissance, il n'y ait jamais eu entre eux de haine personnelle; ils ne s'aimaient pas, mais quand ils se rencontraient à Apollon pour une séance du comité de l' «Académie Poétique», jamais ni l'un ni l'autre ne manifesta cette inimitié. Après la révolution, ils travaillèrent beaucoup ensemble, gagnant avec peine leur subsistance; mais en même temps, tout les séparait, leurs idées, leurs goûts, leur conception du monde, leurs passions, leur concept de la Russie, bref, tout ce qui fait l'écrivain! Ils étaient «antinomiques» mais la réalité russe les mettait constamment en contact. Ils avaient rivalisé jusqu'au dernier jour, non sans éprouver, peut-être, quelque jalousie mutuelle; ils quittèrent la vie un même jour, comme si le destin avait voulu les punir pour avoir toujours brigué la suprématie. Il est inutile d'ajouter que cette rivalité survécut à leur mort: les amateurs de poésie russe, aujourd'hui encore, sont des adeptes de Blok ou des fidèles de Gumilëv.
Dès les débuts d'Apollon, il y avait eu une faille au sein de la «Société des Fidèles des Belles-Lettres». Gumilëv dirigeait la rébellion contre le symbolisme. Sa théorie de l' «acméisme» n'était pas encore ébauchée, mais déjà les poètes s'inquiétaient à la pensée que le «gouvernement des idées» commençait à échapper aux aînés et que la jeune génération était prête à rejeter ce qui commençait d'être accepté par le grand public. Au moment où il s'apprêtait à quitter temporairement Saint-Pétersbourg pour Moscou, Vjačeslav Ivanov me recommanda avec insistance de remplacer Gumilëv par Blok comme rédacteur chargé de la littérature. Cet avis ď Ivanov fut partagé par les poètes, Kudrat'ev, Nedobrovo, Pjast et les autres... Si j'avais cédé, la revue aurait volé en poussière... C'était l'époque où, parmi les jeunes d'Apollon, une conception tout à fait différente de la poésie avait grandi et, de façon tout à fait normale, une polémique éclata dans la revue. Le symbolisme, dans son acception «blokienne», commença à subir les sarcasmes de Gumilëv. Puis vint l'article de Mihajl Kuz'min sur la «clarté merveilleuse» — contre les brumes sibyllines et l'arbitraire verbal en vers et en prose. Kuz'min reçut le soutien de Valerij Brjusov. Mais Vjačeslav Ivanov jeta son autorité du côté des symbolistes, et l'exposé qu'il fit à l' «Académie Poétique» sur le symbolisme fut, lui aussi, publié dans Apollon. Blok prit alors position: dans un long article qui était plutôt une confession, intitulé «De l'état actuel du symbolisme russe», il dévoila, sans rien dissimuler, ses expériences personnelles intimes et «mystiques». Dans un article du journal Rec' qui, si je ne fais pas erreur, portait pour titre «La religion et les tréteaux», Merežkovskij accusa Blok et Ivanov de succomber à un orgueil satanique.
Rarement on a vu un poète parler avec ses lecteurs de sa profession de foi poétique en des termes aussi peu accessibles:
«Dans l'azur apparaît le théurge du regard lumineux d'on ne sait qui. (...) Les mondes, présents au regard dans la lumière du glaive lumineux, deviennent de plus en plus gros de présages sinistres (...) Simultanément ils commencent de se colorer. (...) Enfin devient prédominante une couleur que j'appellerai lilas-pourpre. Un glaive d'or traversant la pourpre des mondes couleur de lilas traversera le coeur du théurge. (...) Alors on entend un dialogue, semblable à celui qui est décrit dans les Trois Rencontres de Vladimir Solov'ëv... Puis vient un changement de visage («Mais la terreur me prend, que tu ne changes de visage»). Le tranchant lumineux du glaive étincellera... Ils explosent, les ténèbres bleu et lilas (la meilleure représentation de ces couleurs est chez Vrubel'): dans la nuit de lilas chancelle un catafalque et dans le catafalque gît une poupée morte dont le visage rappelle indistinctement ce qui transparaissait au milieu des roses célestes...»35.
Évoquant cette profession de foi en forme de de profundis, le compagnon d'armes de Blok, Belyj a démontré dans les Mémoires qu'il lui a consacrés et où il l'accuse de trahison envers la Dame Merveilleuse, que
«La Sophie est dans la doctrine des gnostiques l'éos (aurore) dont les changements de position dans le plérôme (la plénitude) engendre les tempêtes spirituelles. Le résultat, c'est l'apparition du monde de la matière, comme une sorte d'accroissement de la spiritualité; l'histoire du monde tout entière n'est qu'une partie de la biographie de cette Sophie; sa chute, son éclatement, son retour, le retour, le changement des sphères, la division, tout est reflété par la poésie de Blok aussi exactement que la facette d'un diamant absorbe le soleil»36.
Aux yeux de Gumilëv toute cette métaphysique d'amateur n'était que bavardage sans conséquence. Il voulut rendre au mot russe tout son pouvoir sensuel de signification. De là vient son admiration pour les Parnassiens, et en particulier pour Théophile Gautier. Dans le numéro 10 d'Apollon (1911) fut publié un article enthousiaste de Gumilëv sur Gautier. Il s'enthousiasmait tant pour ce maître français qu'il voulait lui ressembler jusque dans ses défauts. Gautier n'aimait pas la musique. Plus d'une fois Nicolas Stepanovič me dit que pour lui un orchestre symphonique n'était rien de plus qu'un «bruit désagréable». En créant Г «Atelier des Poètes», il rêvait de ressusciter la poésie russe par la «science du mot», par la maîtrise de la versification, par la mise à jour des règles grâce auxquelles un écrivain doué de quelque talent doit pouvoir exprimer clairement et avec acuité sa vue du monde, ses pensées et ses sentiments.
Les vers étaient toute sa vie. Je n'ai jamais rencontré de poète qui fût à ce point un maniaque du vers. Il aurait pu dire comme son maître Brjusov: «Peut-être tout dans la vie n'est-il qu'un moyen pour des vers harmonieux.» Les impressions extérieures n'étaient ressenties par lui que dans la mesure où elles s'incarnaient en des vers rythmés. Il avait depuis sa jeunesse l'habitude de peiner longuement sur les vers, soucieux de la nouveauté de l'épithète et de la rime. On peut même avancer que ce fanatisme du vers explique en partie l'insouciance avec laquelle il changeait ses «admirations», une certaine limitation dans sa faculté de philosopher un peu trop raide, parfois naïve; la frappe concise des mots, leur couleur imagée, voilà quel était à ses yeux le critère spirituel.
Par nature, il était un professeur de belles-lettres, il se fit un nom tout spécialement comme théoricien de la poésie en lutte contre le symbolisme (il serait plus juste de dire: en lutte contre Blok) et il apprenait aux jeunes poètes l'art d'écrire. Mais en fin de compte sa poésie ne donna le départ à aucun nouveau «mouvement». Sa poésie a une résonance originale incontestable mais ce qu'il appelait l'école de l' «acméisme» (du mot grec akmé: sommet, apogée, le point extrême de raffinement) n'ouvrit la voie à aucune nouvelle école. Car enfin le verbe poétique a toujours visé, dans l'idéal, à cette suprême puissance d'expression. Gumilëv lui-même a dit de l' «acméisme»:
«Le symbolisme russe portait ses principaux efforts vers la contrée de l'inconnu. Tour à tour il fraternisait avec la mystique, puis la théosophie, puis l'occultisme. Cependant l'inconnaissable, par définition, ne peut pas être connu. Toutes les tentatives dans cette direction sont absurdes. L'inconnaissable ne nous donne qu'un sentiment puérilement sage, et doux à faire mal, de notre propre ignorance. Assurément la connaissance de Dieu, la Dame Merveilleuse, qui est la Théologie, restent sur leur trône. Mais les acméistes se refusent à rabaisser ce trône au niveau de la littérature autant qu'à élever celle-ci jusqu'au froid d'émeraude de la Théologie»37.
Gorodeckij, qui soutenait Gumilëv par attachement pour le style russe populaire, compléta de la façon suivante ces considérations sur l'acméisme:
«La lutte entre l'acméisme et le symbolisme est avant tout une lutte pour notre monde d'ici-bas, sonore, coloré, ayant formes, poids et temps, un combat pour notre planète Terre... Longtemps rejeté, le monde est accepté sans réticence par l'acméisme avec tout son mélange de beautés et d'horreurs. L'art est solidité. Le symbolisme néglige par principe ces lois de l'art. Les symbolistes ont tenté d'utiliser la fluidité du mot, il l'ont augmentée par tous les moyens et ils ont de ce fait enfreint la loi souveraine de l'art, qui est d'être paisible dans toutes les positions...»
Gumilëv aimait à citer ces vers de Gautier, qu'il avait traduits:
Oui, l'oeuvre sort plus belle
D'une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.
Cette prise de position hostile aux brumes du symbolisme n'était pas neuve pour Apollon. Mihajl Kuz'min avait été le premier à l'adopter, quelque temps avant, bien qu'il s'adressât moins aux poètes qu'aux prosateurs. En 1910 avait paru son article sur la «clarté merveilleuse».
«Quand nous regardons en arrière, nous voyons que les périodes de création visant à la clarté, se dressent sans défaillance, comme des phares qui conduisent à un seul but: les attaques du ressac destructeur ne font qu'ajouter un éclat nouveau aux pierres éternelles et apporter de nouvelles pierres précieuses au trésor qu'il a tenté en vain de détruire. Il y a des artistes qui apportent aux hommes le chaos, l'effroi perplexe et la désagrégation de leur esprit et il y en a d'autres qui donnent au monde leur harmonie. Il est superflu de dire combien, à égalité de talent, les seconds sont plus sublimes et plus salutaires que les premiers»38.
Le plus paradoxal des fondateurs de l'«acméisme» fut Osip Mandelštam. Dans sa propre poésie, il fut constamment infidèle à la doctrine, et plus encore au «clarisme» de Kuz'min. Mais, encore en 1922, il écrivit, suivant les traces de Gumilëv, un article intitulé «De la nature du mot»39, où il se gausse des obscurités de style du symbolisme et de la mystique poétique. Ses tirades contre le «style liturgique» des symbolistes sont d'une causticité presque méchante:
«Tout ce qui est transitoire n'est que simulacre... Il n'y a rien de réel, rien d'authentique. — Une valse effrénée de «correspondances» qui se font des signes de l'une à l'autre. Comme si l'on se faisait de l'oeil éternellement. Pas un seul mot clair; rien que des allusions, des sousentendus.
La rose renvoie à la jeune fille, la jeune fille à la rose. Personne ne veut être vraiment ce qu'il est... (Les symbolistes) ont apposé un sceau sur les mots et sur les images, les destinant à l'usage exclusif de leur liturgie. Le résultat est des plus incommodes: on ne peut ni s'en aller, ni se tenir debout, ni s'asseoir. Impossible de s'attabler, parce qu'une table, c'est trop simple. Impossible d'allumer du feu, parce que, qui sait, on en regrettera peut-être ensuite la signification... L'homme n'est plus son maître chez soi. Il doit vivre en un lieu qui tient de l'église et du bosquet druidique, son oeil de maître n'a rien sur quoi se poser et se reposer. Tous les ustensiles sont en rébellion. Le balai veut son sabbat, le pot à cuire ne veut plus cuire et exige une signification absolue; comme si cuire n'avait pas une signification absolue!»
Tout cela est fort proche de ce qu'on prônait aux séances de Г «Atelier des Poètes». Ces séances étaient organisées par Gumilëv et Gorodeckij, tantôt chez eux, tantôt chez Lozinskij, ailleurs encore parfois et elles avaient le caractère de réunions de cénacles. Au début n'en faisaient partie que douze personnes. D. V. Kuz'min-Karavaev jouait le rôle de trésorier de l'Atelier. Les élus qui avaient le titre d'auditeurs étaient: la femme de Karavaev, Elizaveta Jur'evna, Anna Ahmatova, M. Lozinskij, le comte Vasilij Komarovskij, Vladimir Hippius, Pjast, M. L. Moravskaja, Narbut, Zen'kovic, Osip Mandel' štam et, un peu plus tard, Georgij Ivanov. A ces séances, on ne lisait aucun exposé particulièrement. Tout se limitait à la lecture de poèmes et à leur examen critique; Gumilëv donnait son point de vue sur la qualité des vers qui avaient été lus. Une exigence sur laquelle on ne transigeait pas était la clarté du sens, la précision sémantique, excluant la brume des allusions et des ambiguïtés, si chères aux symbolistes. Gumilëv stigmatisa le mauvais style dans une épigramme:
Quelqu'un a vu je ne sais quand, je ne sais quoi, on ne sait où.
Les réunions continuèrent même après son retour de l'armée dans les années 15 et 16. Plus tard, elles eurent lieu dans son bureau de la Maison des Arts; la participation était payante, ce qui arrondissait le maigre budget de Nicolas Stepanovič. Il est encore trop tôt pour parler du degré d'influence que ces leçons de poésie exercèrent sur le développement de la poésie russe mais, sans aucun doute, elles exercèrent une influence dont le reflet survécut dans l'émigration et en Union Soviétique. Le mérite essentiel de Gumilëv fut d'ouvrir la voie à une science du style poétique destinée à percer quelques-uns des mystères de la «magie poétique», science dont on n'avait même pas idée auparavant. Cette science, c'était André Belyj qui en était le fondateur mais il s'était vite perdu dans un labyrinthe de schémas détachés du sens propre des mots. Labyrinthe où s'enfoncèrent encore plus avant les «formalistes» (Šklovskij et les autres) pour aboutir à je ne sais quelle industrie du vers, consacrée seulement à la sonorité du mot devenu indépendant du sens, des sentiments du poète et de la voix secrète de sa personnalité.
Gumilëv n'est pas coupable de formalisme. Il ne substitua aucune technique au métier raffiné de l'art; ce qu'il voulut, c'est une législation créatrice, c'est-à-dire ce que l'art poétique classique français avait depuis longtemps mis au point. Voilà pourquoi dans un commun refus du symbolisme, des poètes aussi différents que Gorodeckij, Osip, Mandelštam, Ahmatova et Gumilëv ont pu s'unir autour de l'acméisme.
Mais, fait plus important, le refus de ce symbolisme imprégné du décadentisme fin de siècle de l'Occident, ressuscitait une tradition russe qui avait été rompue et restituait au mot ses origines nationales. La poésie russe, essentiellement réaliste parce que plongée dans le monde immanent et hostile à l'artifice de l'élégance métaphorique, ne pouvait pas ne pas s'étioler sous l'effet de la transcendance que l'on tentait de greffer sur elle. Poursuivre sa croissance dans l'atmosphère des recherches théosophiques eût été difficile. Le rôle de Gumilëv dans cette révolution est indéniable.
Dans un de ses articles (il y est question d'Emile Verhaeren) Georgij Ivanov a écrit:
«Comprendre un poète, c'est déchiffrer son amour. Nous jugeons de la perfection d'un maître à beaucoup d'indices, mais pour juger de son importance, il n'est qu'un critère: l'amour, la passion d'un artiste définissent à l'avance la sublimité et la profondeur de son don poétique.»
De ce point de vue, Gumilëv est le poète le plus indiscutable de notre époque: son essence même tient dans l'amour, amour de la poésie, de la femme, du monde, de la patrie.
Ce n'était pas un penseur, ni un grand esprit; il n'était pas de ceux qui pénètrent dans les profondeurs des énigmes posées à l'humanité. Au reste, sa vie fut interrompue vraiment trop tôt; il n'appartenait absolument pas au nombre des génies précoces, comme ce fut le cas, par exemple, de Lermontov (avec qui il a pourtant tant en commun, l'orgueil, un certain Minderwertigkeitsgefuhl ou complexe d'infériorité, et aussi les souffrances amoureuses, l'élan vers le ciel); le don de versifier ne lui fut pas donné en surabondance, souvent ses rimes sont tirées par les cheveux. Mais à côté de ces faiblesses, parfois des poèmes entiers atteignent à la beauté des meilleurs chefs-d'oeuvre lyriques russes.
Si l'on oublie le terme pompeux ď «acméisme» dont il avait fait son rempart, et son étendard dans sa lutte avec les symbolistes et particulièrement avec Blok, si l'on s'abandonne sans idée préconçue à la musique de ses vers, on apercevra clairement que beaucoup des poèmes de Gumilëv sont très proches du modernisme des symbolistes. Ce n'est pas sans raison qu'il plaçait Annenskij si haut. De parnassienne et agnostique, imagée et descriptive à la façon de Leconte de Lisle et de Heredia, la poésie de Gumilëv devient symbolique au sens le plus profond, quand elle exprime l'émoi de l'amour pour une femme ou le pressentiment d'un autre monde, ou encore la conscience de la fragilité de l'existence terrestre. Même, il semble devenir à la fin de sa vie, surréaliste, si l'on tient à ce mot, dans les poèmes intitulés «Fra Beato Angelico», «Ezbekie», «Le Sixième Sens», «Le Tramway égaré», «La Fille-Oiseau», etc.
La mort prématurée de Nicolas Stepanovič est une grande perte pour la poésie russe. Dans les années qui précédèrent immédiatement sa mort, il commençait à peine de réaliser son rêve d'une fusion complète entre la forme et le fond. Il avait atteint peu à peu l'harmonie verbale qui sert de voile à l'infini de l'esprit humain. Les vers purement parnassiens des Perles, du Ciel Étranger (avec quelques exceptions) et de La Tente, sont dus plus à un effort laborieux de la volonté qu'à une intuition créatrice. C'est là sans doute ce qui explique la médiocre estime où le tiennent beaucoup de critiques de l'émigration faute d'avoir pu prendre connaissance de ses vers, qui furent connus il y a relativement peu de temps dans l'émigration.
Il me semble que nous avons une raison de principe pour rester indifférents aux vers de jeunesse de Gumilëv. Ils sont écrits avec les yeux, par l'imagination pittoresque, leur inspiration est tout extérieure plus qu'elle n'est dictée de l'intérieur par l'oreille poétique. A une lecture répétée, beaucoup se désagrègent en mots séparés qu'aucune mélodie sous-jacente ne soude entre eux. Ils sont faits avec habileté, mais aucune ligne rythmique ou auditive ne chante en eux. Je dirais volontiers qu'ils sont des fragments d'une mosaïque, de petits cubes d'émail coloré mal soudés au fondement qui aurait dû les unir, au ciment «spirituel».
Ce n'est que grâce à une longue période d'expérimentation et de critique de soi-même que Gumilëv parvint à l'art de l'harmonie et du contrepoint de la parole et il est évident que son manque d'oreille musical ne fut pas étranger à cette lenteur dans sa formation. Il n'apprit à s'écouter soi-même qu'avec les années. S'il atteignait auparavant à quelque mélodie de la forme, c'était inconsciemment et fortuitement... Encore vers la fin de sa vie, quand il s'enthousiasma pour le folklore français en traduisant des vieilles chansons et ballades qui ravivaient la tristesse du coeur par la mélancolie d'un passé aboli de contes de fées, à côté de transpositions qui frappent par leur charme (La Jeune Fille changée en canard, Le Vaisseau Étrange, La Brebis Perdue, Le Moine et le Diable), il commettait d'impardonnables lapsus dans le rythme, comme par exemple dans cette chanson que nous avons tous chantée: Malbrough s'en va-t-en guerre40. Mais à cette époque, qui, parmi les pétersbourgeois d'alors aurait pu le conseiller, au moment où il éditait ses tout derniers recueils ? Il travailla seul et nous laissa la tâche séduisante de distinguer nous-mêmes comment son don lyrique a pu grandir et s'exprimer.
За все печали, радости и бредни, Как подобает мужу заплачу Непоправимой гибелью последней. |
Et pour tous les chagrins, les rêves et les joies Il me faudra payer, comme il sied à un homme Par une mort violente, irréparable et dure. |
dit Gumilëv dans un des poèmes qu'il écrivit peu avant sa mort, «Mémoire». Les raisons de cette mort n'ont pas été parfaitement éclaircies jusqu'à ce jour. Pourquoi donc fut-il exécuté par la Tchéka, le 25 août 1921, après trois semaines de détention, ainsi que d'autres participants à ce qu'on a appelé le «complot de Tagančev»41 ? Beaucoup de gens à Pétersbourg rêvaient alors de restaurer la monarchie des Romanov, plus d'une organisation contre-révolutionnaire fut créée et, naturellement, les provocateurs s'infiltraient dans chacune d'elles... Personne ne devinait, en dehors des gens mêlés à l'affaire Tagančev, que Gumilëv faisait partie d'une société secrète qui ourdissait une révolution, bien qu'il ne cachât pas ses convictions, même dans les milieux «soviétiques». Il croyait avec assurance que la franchise et même une insolence téméraire était la meilleure défense. En outre il était crédule et confiant, et n'avait pas l'habitude de voir dans chacun un espion. Il est probable qu'on lui envoya un agent qui feignit d'être son «ami» et il dit à Г «ami» ce qu'il était mortellement dangereux de dire. Il croyait en son étoile, était imprudent...
Au début du mois de mai 1921, le train de l'amiral rouge Nemic partit pour la Crimée. L'amiral avait servi sous le tsar, c'était un homme cultivé et plein de charme. Le train devait être bondé de militaires. Gumilëv sollicita et obtint le droit de prendre ce train pour aller à Sébastopol et en revenir. On terminait à Sébastopol l'impression de son dernier recueil de vers, La Colonne de Feu.
Dans le train de Nemic, l'atmosphère était amicale; on écoutait avec attention et intérêt ses poèmes «africains». Il jouait aux cartes, plaisantait et buvait beaucoup. Au bout d'une semaine, comme si de rien n'était, il rentra à Pétersbourg, reprit son activité de conférencier et de mentor à l'usage des poètes... Dans la nuit du 3 août des hommes en vestes de cuir l'emmenèrent on ne sait où, sans lui permettre de prendre autre chose que deux Uvres, la Bible et l'Odyssée. Personne ne le vit plus. A la fin du mois, la Pravda de Pétrograd publia une liste des membres du complot Tagančev, qui avaient été fusillés, avec l'indication des motifs. De Gumilëv, il était dit que c'était un poète, membre de l'organisation fondée par Gorki, la «Littérature Mondiale», qu'il n'était inscrit à aucun parti, que c'était un ancien militaire, qu'il avait participé à la rédaction d'une proclamation et promis en cas de soulèvement de rallier tout un groupe d'intellectuels à l'organisation de Tangančev. Enfin il recevait, disait-on, de l'argent pour les besoins techniques de l'organisation.
Vladislav Hodasevič, qui était alors à la campagne, termine ainsi son récit de la mort de Blok et de Gumilëv:
«Au début de septembre, nous apprîmes que Gumilëv avait été tué. Les lettres venues de Pétersbourg étaient sombres, toutes en allusions et en silences. Quand je retournai dans la ville, tous y étaient encore sous le choc de ces deux morts. Au début de 1922, quand le théâtre, pour lequel Gumilëv s'était tant dépensé avant sa mort, joua sa pièce Gondla, on entendit à la répétition générale, puis à la première, le cri suivant: «Rendez-nous l'auteur!» La pièce fut retirée de l'affiche sur ordre.»
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1. Lucifer est le nom latin de l'étoile du matin, «celui qui apporte la lumière» (N. du T.).
2. I. K. Odoevceva in Russkaja Mysl', février 1962.
3. La classe terminale était la septième (N. du T.).
4. Innokentij Fëdorovic Annenskij (1868- 1909) fut muté de ce poste pendant l'année de la «Première Révolution» (1905-1906), à un moment où l'autorité supérieure avait décidé de redoubler de sévérité à l'égard des lycéens de Xikolaevskij, gagnés par la tourmente révolutionnaire née de la catastrophe japonaise. Innokentij Fëdorovic était trop distraitement indulgent, trop paternel; pour maintenir une discipline dans le Lycée il n'était bon à rien. Muté de ce poste, il fut nommé «Inspecteur de l'Académie de Pétersbourg» et dut parcourir les petites villes du Nord. (C'est seulement à la veille de sa mort qu'on accepta sa demande de mise à la retraite complète.) Il vivait avec sa famille à Carskoe Selo. De sa femme, née Hmara-Borščevskaja, il avait eu un fils, Valentin, qui était un ami d'enfance de Gumilëv. Annenskij ne fut publié qu'à partir de 1901. Sa première oeuvre publiée fut une tragédie écrite sur le thème d'une tragédie perdue d'Euripide, Laodamie. Ensuite vinrent les «Chansons à mi-voix», puis son recueil d'articles critiques intitulé: Premier Livre de Reflets (le Second Livre parut trois ans plus tard). Son recueil de vers Le Coffret de Cyprès parut en édition posthume, par les soins de Valentin Annenskij (chez l'éditeur Krivič). La dernière de ses tragédies Thamira Cyparède, dont il aimait à faire des lectures aux «apolloniens», fut éditée plus tard encore. Pendant la dernière année de sa vie, Annenskij était occupé à terminer sa traduction complète du théâtre d'Euripide; une fois par semaine il se rendait à Pétersbourg pour donner des cours sur la littérature grecque ancienne au Cours Supérieur Féminin de Raev; enfin il collaborait ardemment à la revue qui naissait alors, Apollon, où il était mon principal conseiller. Les premiers numéros de la revue débutèrent par ses articles sur les poètes russes d'avant-garde: Eux (quelques-uns de ceux dont il parlait faisaient à peine leurs débuts). Il mourut cette même année, le 21 octobre 1900, avant même la sortie de notre second numéro, succombant, au terme d'une angine de poitrine dont il souffrait depuis sa jeunesse, à une rupture cardiaque.
5. N. A. Otsoup: Les Contemporains, éd. posthume parue à Paris, pp. 23-33.
6. Son père était ingénieur technique.
7. Anna Ahmatova, Poésies, 1909-1960, Gosizdat, Moscou, 1961.
8. Toutes les traductions de poèmes contenues dans cette étude sont adaptées du texte russe. Répondant au voeu de l'auteur de cette étude, le traducteur a préféré tenter de garder le rythme et la rime, mais il a dû renoncer à l'exactitude mot à mot (N. du T.).
9. Cité plus haut.
10. Komarovskij, Le Premier Débarcadère, recueil de vers para en 19 13. Cf. Serge Makovski, Sur le Parnasse du Siècle d'Argent, pp. 225-250.
11. Ces vers ont été traduits par Komarovskij. Ils sont tirés du «Voyage».
12. Exposition de peinture, d'art graphique, de sculpture, de décoration théâtrale et de costumes, de projets d'architecture. Plus de 600 oeuvres d'artistes russes choisis par moi parmi les groupes artistiques de Pétersbourg, de Moscou et de la province et parmi les différentes tendances, du Monde de l'Art à la Rose Bleue y figuraient. Il y avait un petit département de la peinture ancienne russe, provenant de l'exposition des «Années d'Antan» («Starye Gody») qui n'avait pas eu lieu.
13. L'hebdomadaire Niva joua en Russie de 1870 à 1918 un rôle immense pour populariser les grands classiques réalistes, dont Tolstoï, Mamin-Sibirjak et le populiste Korolenko. Znanie, fondé par Pjatnickij puis dirigé par Gorki fut, à partir de 1902, la grande édition «progressiste» imprimant Veresaev, Gorki, Serafimovié. Sa bibliothèque bon marché fut très populaire. L'almanach Šipovnik paru de 1907 à 1917 publiait des transfuges de Znanie (Bunin, Kuprin) et des «décadents» comme Andreev, Sologub, Zajcev, etc. Mais il édita aussi Maupassant et Flaubert en russe. Ces trois éditions avaient en commun d'être destinées à un grand public et, surtout les deux premières, d'être des bastions de la tradition réaliste et humanitaire (N. du T.).
14. L'Ancien Théâtre (Starinnyj Teatr) eut à Saint-Pétersbourg deux périodes d'existence, de 1907 à 1908 et de 1911 à 1912. Ses fondateurs furent Evreinov et le baron N. V. Drizen. Son répertoire fut tiré du théâtre médiéval occidental et du théâtre espagnol des xvie et xvnp siècles. C'est ainsi qu'on y a monté Le Jeu de Robin et de Marion, d'Adam de la Halle, le miracle de Rutebeuf, Le Miracle de Théophile et des pièces de Lope de Vega, Tirso de Molina et Calderon. Chaque pièce était montée avec un grand scrupule historique. On faisait appel à des savants éminents. Les décors étaient confiés à des artistes du Monde des Arts et aux peintres les plus originaux de la Russie d'alors: Lanséré, Benois, Bilibin, Rërih, Dobužinskij, Ščuko. Cf. le livre de Stark sur l'Ancien Théâtre, paru à Pétrograd en 1922 (N. du T.).
15. Gumilëv, L'Ombre du Palmier (Ten' ot i>al'my). Récits. Éd. Mysl', Pétrograd, 1922.
16. V. F. Hodasevič, Nécropole, Petropolis, Bruxelles, 1935, p. 121.
17. En collaboration avec Brjusov.
18. Gumilëv inédit (Neizdannyj Gumilëv), sous la direction de G. P. Struve, éd. Čehov, 1952.
19. S. Makovski, Portraits de Contemporains, éd. Čehov, New York, 1953.
20. Marina Cvetaeva, Prose, éd. Čehov, New York.
21. Elizaveta Jur'evna devint, par un second mariage, la femme de Skobcovpuis, bien des années plus tard, elle entra en religion sous le nom de Mère Marie et, pendant la guerre de 1939- 1945, elle subit volontairement une mort de martyre en Allemagne, avec son fils Skobcov, encore tout jeune homme.
22. Dans le recueil Ciel étranger.
23. VozroMenie, 1961, ne 119, p. 13.
24. La troisième strophe du poème intitulé * Iambes Décasyllabiques» rappelle ces trophées que Gumilëv rapporta d'Abyssinie:
Passèrent les longs mois; je partis, je revins.
Je revins, rapportant des défenses d'ivoire,
Les antiques tableaux des maîtres abyssins,
La peau d'une panthère aux rayures très noires
Et ce nouveau secret, difficile et étrange:
Le mépris de ce monde et le dégoût des songes. (N. du T.).
25. Nikolaj Otsoup, Liter aturny e OČerki, Paris, 1961, p. 29.
26. Pour comprendre ce poème, il faut savoir que Nala et Damaïanti sont les héros d'une légende hindoue rapportée dans la longue épopée hindoue appelée Mahbharata. S'inspirant d'une traduction allemande faite par le savant allemand Bopp, Žukovskij avait, en 1X41, consacré un long poème à cette légende hindoue. Il n'y a guère de doute que Gumilëv a trouvé les noms de Xala et de Damaïanti en lisant Žukovskij, mais il a pu s'intéresser ensuite à la légende hindoue, comme il s'est intéressé à la légende iranienne de Crilgamech. Il est à noter cependant que Gumilëv semble ne se rappeler que fort indistinctement le poème de Žukovskij. En effet ce n'est pas Damaïanti, son épouse, que Nala perdit au jeu des osselet?, mais son royaume. Fidèle, Damaïanti le suivit dans la misère. Et quand Nala revint voir son frère, le gagnant, et, suprême enjeu, joua le sort de Damaïanti contre le royaume perdu, il regagna toutes ses richesses, sans perdre Damaïanti (N. du T.).
27. Attestation médicale qui donnait une réforme complète (N. du T.).
28. Arthur Lourié est né en 1892. Il fit ses études de composition à Saint-Pétersbourg avec Glazunov. Il se lia avec les milieux littéraires et artistiques de la capitale, connut Л. Blok, A. Ahmatova. En 1917, comme Blok et Belyj, il se rallia à la révolution et organisa un de ces mouvements d'éducation culturelle des masses, comme Lunačarskij invitait les intellectuels à en fonder. Comme Gumilëv enseigna la poésie, Lourié enseigna la musique aux prolétaires. Il quitta l'U.R.S.S. en 1922, s'installa d'abord à Berlin, puis à Paris (1923- 1940). C'est alors qu'il se lia avec Stravinski, Berdjaev, Maritain. Ses oeuvres tie la période parisienne sont une Sonate Liturgique, un Concerto Spirituále (1928), une Symphonie Dialectique (1930) et, en 1933, son °péra d'après Pouchkine: Le Festin pendant la Peste. En 1940 Lourié dut quitter la France et il s'installa aux États-L'nis où il vit actuellement. C'est là qu'il composa sa Cantate sur des paroles de J. Supervielle: Naissance de la Beauté, puis la Symphonie KormČaja, un Concerto pour orchestre à cordes, une symphonie avec choeurs intitulée Apeiron. Enfin, en 1961, il termina un nouvel opéra d'après Pouchkine: Le Nègre de Pierre le Grand.
29. Éd. de l'Atelier (Ceh), 19 15.
30. Collaborateur d'Apollon, où il publia des articles remarquables sur ses mosaïques. Il finit sa vie à Londres et c'est dans son atelier que fut faite la mosaïque qui orne le vestibule de la National Gallery.
31. Organisation pour la Culture Prolétarienne dont le but était de créer des écrivains prolétariens. L'animateur en fut Bodganov. Il fut critiqué et condamné par le parti en 1923 (N\ du T.).
32. Organisation révolutionnaire des marins de la Flotte de la Baltique (N. du T.).
33. V. F. Hodasevič, Nekropol, éd. Petropolis, Bruxelles, 1939, pp. 120-121.
34. V. F. Hodasevič, Nekrolog', pp. 137-139. Dans l'ancien appartement d'Eliseev, dont avait aussi hérité la Maison des Arts, il y avait un bain russe avec antichambre; on l'avait transformé à l'aide de tapis en un logement confortable pour Gumilëv.
35. Par ces méditations imagées, Blok a voulu nous dévoiler le boule versement qui s'était produit en dix années dans sa conscience créatrice: le passage de la mystique «céleste» à un sentiment démoniaque de la vie, métamorphose par laquelle la «Dame Merveilleuse» était devenue une poupée morte.
36. Belyj, Revue Épopée (Epopeja), N.O.Z., 1922, Berlin.
37. Apollon, 1913, n° 1.
38. Apollon, 1910, n° 4.
39. Istoki, 1922.
40. N. Gumilëv, Chansons Populaires françaises, éd. Petropolis, Pétersbourg, Berlin, 1923, p. 29.
41. Parmi les membres de ce complot, figuraient le fils d'un célèbre directeur d'un lycée de jeunes filles, Tagančev, le prince Uhtomskij, qui avait jadis accompagné Nicolas II au Japon, et un certain nombre d'autres «conjurés» connus pour des tendances monarchistes.