- Язык:
Французский (Français)
- Автор:
Александра Бовио(Alexandra Bovio)
Материалы по теме:
-
Николай Гумилёв
Африканский дневник
Journal Africain
CHAPITRE PREMIER
Un jour de Décembre de l'année 1912, je me trouvais dans une de ces charmantes petites pièces, encombrées de livres, à l'Université de Saint-Pétersbourg, dans laquelle des étudiants de tous niveaux, et parfois aussi des professeurs, buvaient du thé en se moquant quelque peu des spécialités des uns et des autres. J'attendais un célèbre égyptologue, à qui j'avais moi-même rapporté, en cadeau d'un précédent voyage, un diptyque abyssin : la Vierge Marie portant un nourrisson d'un côté, et un Saint avec un membre coupé de l'autre. Dans cette petite réunion, mon diptyque eut un succès médiocre : un auteur classique parla de son anti valeur artistique, un grand connaisseur de la Renaissance de l'influence européenne qui le dévalorisait, un ethnographe de sa préférence pour l'art des peuples autochtones de Sibérie. Ils s'intéressaient beaucoup plus à mes voyages, me posant des questions habituelles dans ce genre de situation : y a-t-il beaucoup de lions, les hyènes sont-elles dangereuses, quelle est la réaction des voyageurs en cas d'attaque des Abyssins. J'avais beau assurer qu'il fallait chercher les lions durant des semaines, que les hyènes étaient plus peureuses que des lièvres, que les Abyssins respectaient la loi à la lettre et qu'ils n'avaient jamais attaqué personne, mais je me rendis compte qu'ils ne me croyaient pas vraiment. Il semblait plus difficile de briser une légende que d'en créer une.
À la fin de mon récit, le professeur G me demanda si j'avais déjà fait le récit de mon voyage à l'Académie des Sciences. Je m'imaginai tout de suite ce colossal bâtiment blanc avec ses préaux, ses escaliers, ses passages étroits et toute une forteresse qui protégeait la science officielle contre le monde extérieur ; les appariteurs galonnés cherchant à savoir qui précisément je venais voir ; et enfin le visage froid de la secrétaire de service, annonçant que l'Académie ne s'intéressait pas aux travaux privés, qu'elle avait des chercheurs, ainsi que d'autres phrases tout aussi décourageantes. En outre, en tant qu'homme de lettres, j'étais habitué à considérer les académiciens comme des anciens ennemis. Bien entendu, je fis état d'une partie de mes réflexions, dans une forme adoucie, au professeur G. Cependant, à peine d'une demi-heure après, je me retrouvai, une lettre de recommandations dans les mains, dans un escalier de pierre en colimaçon devant la porte de la réception d'un des maîtres des destins académiques.
Dès lors, cinq mois passèrent. Durant ce temps, je fréquentai beaucoup les escaliers internes et les cabinets spacieux et encombrés par des collections pas encore étudiées, les greniers et les sous-sols des musées de cet immense bâtiment blanc sur la Néva. Je rencontrai des chercheurs dont on aurait dit qu'ils venaient de sortir des pages d'un roman de Jules Verne, et aussi qui parlaient, les yeux brillant d'enthousiasme de pucerons et coccidae, et aussi dont le rêve était de se procurer la peau d'un chien sauvage rouge qu'on trouvait en Afrique centrale, et aussi qui, tel Baudelaire, étaient prêts à croire en une véritable divinité dans des petites idoles faites de bois et d'ivoire. Et quasiment partout l'accueil que l'on me réservait frappait par sa simplicité et sa cordialité. Les princes de la science officielle, tels de véritables princes, se trouvaient être bien intentionnés et bienveillants.
J'ai un rêve, viable malgré toute la difficulté de sa réalisation. Parcourir du sud au nord le désert Danakil situé entre l'Abyssinie et la mer Rouge, explorer le cours inférieur de la rivière Awash, apprendre à connaître des tribus dispersées là-bas, inconnues et mystérieuses. Nominalement, elles se trouvent sous l'autorité du gouvernement abyssinien, mais en réalité elles sont libres. Et puisqu'elles font toutes parties d'une des tribus danakiliennes, assez habile bien que très violente, il est possible de les unir, et après avoir trouvé un débouché sur la mer, les civiliser ou au moins les arabiser. Dans la famille des peuples, un confrère s'ajoute encore. Et il possédait un débouché sur la mer. C'était Rageita, un petit sultanat indépendant, vers le nord de la région d'Obosk. Un coureur d'aventures russe (ils n'étaient pas moins en Russie qu'ailleurs) l'avait acquis pour le gouvernement russe. Mais notre Ministère des affaires étrangères le refusa.
Mon itinéraire ne fut pas accepté par l'Académie. Il coûtait trop cher. Je me résignai à ce refus, et présentai un autre itinéraire, qui fut accepté après quelques délibérations par le Musée d'anthropologie et d'ethnographie à l'Académie Impériale des Sciences.
Je devais partir pour le port de Djibouti1 dans le détroit de Bab-el-Mandeb, et de là prendre le train jusqu'à Harar. Ensuite, après avoir rassemblé une caravane dans le sud de la région qui se trouve entre la Corne de l'Afrique et les lacs Rudolf, Margherita et Haïk ; il était possible de couvrir une large zone de recherches ; faire des photographies, recueillir des collections ethnographiques, prendre note des chansons et légendes. De plus, on me réserva le droit de recueillir des collections zoologiques.
Je demandai l'autorisation d'emmener un assistant avec moi, et mon choix s'arrêta sur mon neveu I. L. Svertchkov, une jeune personne qui aimait la chasse et les sciences naturelles. Il se distinguait à tel point par son caractère accommodant qu'il prenait déjà, dans un désir de sauvegarder la paix, le chemin de toutes sortes de difficultés et de dangers.
Les préparatifs pour le voyage occupèrent un mois de dur labeur. Il fallut se procurer une tente, des fusils de chasse, des selles, des sacs, des attestations, des lettres de recommandation, etc etc.
J'étais si exténué que je passai toute la journée de la veille du départ au lit et fiévreux. Décidément, les préparatifs pour le voyage étaient plus fatigants que le voyage lui-même.
Le 7 avril nous partîmes de Saint-Pétersbourg, le 9 avril au matin nous étions à Odessa.
Odessa produit une étrange impression sur les habitants du Nord. Comme si c'était une ville étrangère, russifiée par un administrateur diligent. Des immenses cafés remplis de démarcheurs élégants mais suspects. La promenade nocturne sur la rue Deribasovskaïa qui rappelle à cette heure le boulevard Saint Michel à Paris. Et le patois, ce patois spécifique d'Odessa, avec ses accents changeants, son emploi incorrecte des cas, et ses mots nouveaux et opposés. Il semble que dans ce patois, la psychologie d'Odessa se fait plus clairement sentir, sa foi enfantine et naïve en la toute-puissance de l'artifice, sa soif extatique de succès. À l'imprimerie dans laquelle j'imprimai mes cartes de visite, le dernier numéro du journal d'Odessa, imprimé sur place le soir, me tomba sous les yeux.
Après l'avoir déplié, je vis un poème de Sergueï Gorodetsky dont seulement une ligne était modifiée, et imprimé sans signature. Le gérant de l'imprimerie m'informa que ce poème avait été apporté par un poète débutant et qu'il se l'était attribué.
Évidemment, à Odessa il y a beaucoup de personnes irréprochablement honnêtes, même au sens nordique du mot. Mais ce ne sont pas eux qui ont le dernier mot. Sur le cadavre en décomposition de l'Orient étaient apparus des petits vers agiles, son avenir. Leurs noms : Port-Saïd, Smyrna et Odessa.
Le 10 Avril, à bord du bateau à vapeur de la flotte volontaire « Tambov », nous prîmes le large. Environ deux semaines auparavant, la mer Noire, dangereuse et déchaînée, était calme comme un lac. Les vagues s'ouvraient avec douceur sous la pression du vapeur, dont l'hélice imperceptible battait l'eau, comme le cœur d'une personne qui travaille. On ne voyait pas l'écume, mais seulement s'enfuir de l'eau dérangée une bande couleur vert-pâle ressemblant à la malachite. Un banc de dauphins nageait à proximité du vapeur, tantôt le devançait, tantôt restait en arrière, et de temps en temps, comme prit d'une impétueuse attaque de joie, sautait en laissant apparaître leur dos mouillé luisant. La nuit tombait, la première sur la mer, sacrée. Des étoiles, jusqu'alors invisibles, brillaient depuis longtemps, et le bouillonnement de l'eau se faisait plus audible. Est-il possible que des gens n'aient jamais vu la mer ?
Le 12 Avril au matin, nous arrivâmes à Constantinople. Derechef, celle-ci n'est jamais lassante, malgré la beauté décorative et ostentatoire du détroit de Bosphore, des golfes, des bateaux à voile latine blanche, sur lesquels des Turcs d'humeur joyeuse rient les dents au vent, des maisons collées le long du littoral et entourées de cyprès et de lilas florissants, des créneaux et des tours des anciennes forteresses, et le soleil si particulier de Constantinople, radieux et non ardent.
Nous passâmes devant l'escadre des puissances européennes, introduite dans le détroit de Bosphore en cas de troubles. Immobile et grise, elle menaçait d'un air stupide la ville bruyante et colorée. Il était huit heures, l'heure de jouer l'hymne national. Nous entendîmes l'anglais résonner calmement et fièrement, le russe pieusement et l'espagnol de manière si festive et admirable, comme si toute cette nation se composait de jeunes gens de vingt ans, réunis pour danser.
Dès que l'ancre fut jetée, nous prîmes place dans un rafiot turc et nous rendîmes vers le rivage, sans dédaigner le plaisir, habituel dans le détroit de Bosphore, de se retrouver dans la vague laissée par un bateau à vapeur qui venait de passer, et de se balancer à une allure folle durant quelques secondes. En Galatie, la partie grecque de la ville où nous accostâmes, régnait une habituelle animation. Mais aussitôt après avoir traversé le large pont en bois qui passait au-dessus de la Corne d'Or et nous être retrouvés à Istanbul, nous fûmes frappés par un silence peu habituel et l'abandon. Beaucoup de magasins étaient fermés, les cafés étaient vides, et dehors il n'y avait quasiment que des vieillards et des enfants. Les hommes étaient à Çatalca. On venait d'apprendre la nouvelle à propos du soulèvement de Shkodër. La Turquie l'accepta avec le même calme qu'une bête traquée et blessée accuserait un nouveau coup.
À travers des rues étroites et poussiéreuses entourées de maisons silencieuses, dans lesquelles on imaginait fontaines, roses et belles femmes comme dans « Les milles et une nuit », nous arrivâmes à Sainte Sophie. Dans la cour ombragée qui l'entourait, des enfants à demi-nus jouaient, et quelques derviches, assis près du mur, étaient plongés dans la contemplation.
Contrairement à d'habitude, on ne voyait pas un seul Européen.
Nous rabattîmes la natte accrochée aux portes et entrâmes dans le couloir frais et à moitié obscur encerclant le temple. Un gardien à l'air lugubre nous fît chausser des souliers en cuir, pour ne pas profaner les Saints de ce lieu avec nos pieds. Nous passâmes encore une porte, et devant nous se trouvait le cœur de Byzance. Pas de colonnes, pas d'escaliers ni de niches, cette allégresse facilement accessible des temples gothiques, mais seulement l'espace et son harmonie. Comme si l'architecte s'était donné pour but de sculpter l'air. L'infiltration de la lumière rendait les quarante fenêtres sous la coupole, d'argent. Des étroits trumeaux soutenaient la coupole, donnant l'impression qu'elle était extraordinairement légère. Des tapis mous assourdissaient nos pas. Sur les murs on distinguait encore les ombres effacées des anges turcs. Un petit Turc aux cheveux blancs, portant un turban vert, erra un moment autour de nous de manière obstinée. Il devait nous surveiller, pour que nous ne perdions pas avec les souliers. Il nous montra une entaille dans un mur, faite par l'épée du sultan Mehmet II; la trace de sa main était humectée de sang ; le mur dans lequel, selon la légende, entra un patriarche aux saintes offrandes à l'apparition des Turcs. Son explication devînt ennuyante, et nous sortîmes. Nous payâmes pour les souliers, payâmes le guide que nous n'avions pas désiré, et j'insistai pour retourner au vapeur.
Je ne suis pas un touriste. Pour quelle raison devrais-je, après la visite de Sainte Sophie, me rendre dans un bazar bouillonnant, avec ses tentations de soie et de grains de verre, ses coquettes plumes, et même ses incomparables cyprès du cimetière Soulemanie. Je vais en Afrique et j'ai lu « Notre Père » dans le plus sacré des temples. Quelques années auparavant, aussi sur le chemin pour l'Abyssinie, je jetai un Louis d'or dans la fissure du temple « Pallas Athéna » à Acropolis, et je crus qu'une déesse m'accompagnerait de manière invisible. À présent j'avais pris de l'âge.
À Constantinople, un nouveau passager se joignit à nous. Il s'agissait du consul turc qui venait d'être nommé à Harar. Nous nous entretînmes longuement à propos de littérature turque, des coutumes abyssiniennes, mais plus que tout à propos de politique étrangère. C'était un diplomate bien inexpérimenté et un grand rêveur. Nous tombâmes d'accord pour proposer au gouvernement turc d'envoyer un instructeur dans la Corne d'Afrique pour y former une armée irrégulière de musulmans du pays. Elle aurait pu servir pour la répression des Arabes du Yémen qui s'insurgent sans cesse, d'autant plus que les Turcs avaient du mal à supporter la chaleur d'Arabie.
Deux, trois autres projets de ce genre et nous étions à Port-Saïd. Là-bas, une déception nous attendait. Il s'avéra qu'il y avait le choléra à Constantinople, et tout contact avec la ville nous était interdit. Les Arabes nous apportèrent des provisions, qu'ils nous remirent sans monter à bord, et nous entrâmes dans le canal de Suez.
Tout le monde ne peut pas s'éprendre du canal de Suez, mais celui qui s'en éprend l'aimera pour un long moment. Cette étroite bande d'eau immobile possède un charme mélancolique tout à fait particulier.
D'un côté, le rivage africain, où sont éparpillées des maisonnettes d'Européens, couvertes de mimosas courbés avec de la verdure étrangement bistre, comme après un incendie, et des bananiers nains et trapus; de l'autre, le rivage asiatique, et ses vagues de sable roux-cendré et brûlant. Une chaîne de chameaux passe lentement en sonnant des clochettes. De temps en temps, une bête, un chien peut-être, une hyène ou un chacal se montre, regarde avec méfiance et s'enfuit. Des grands oiseaux blancs tournent en cercle au-dessus de l'eau ou se posent sur une cheminée pour se reposer. Çà et là, des Arabes à demi-nus, des derviches ou des sans-le-sou, qui n'ont pas trouvé de place dans les villes, sont assis au bord de l'eau et la contemplent sans détacher leur regard, comme s'ils s'essayaient à la magie. Devant et derrière nous, d'autres bateaux à vapeur avancent. La nuit, quand les phares s'allument, on dirait un convoi funèbre. Il leur arrive souvent de s'arrêter afin de laisser passer un bateau en sens inverse, qui va lentement et silencieusement, comme une personne préoccupée. Ces heures calmes sur le canal de Suez apaisent et bercent l'âme, pour qu'ensuite elle soit prise au dépourvu par le charme violent de la mer Rouge.
Elle est la plus chaude de toutes les mers, et représente un tableau à la fois terrible et magnifique. L'eau, tel un miroir, reflète les rayons presque verticaux du soleil, comme de l'argent fondu aux extrémités. On voit trouble et la tête nous tourne. Ici les mirages sont fréquents, et je voyais sur le rivage des bateaux brisés, trompés par les rayons. Les îles, des rochers abruptes et nus éparpillés ça et là, ressemblent à des monstres africains encore inconnus. Une tout particulièrement ressemble à un lion prêt à bondir, dont il nous semble voir la crinière et la gueule ouverte. Ces îles sont inhabitées à cause de l'absence de source d'eau. En s'approchant du bord, on pouvait voir que l'eau était bleue pâle, comme les yeux d'un assassin. De temps en temps en surgissent, faisant peur car de manière inattendue, d'étranges poissons volants.
La nuit est encore plus merveilleuse et lugubre. On dirait que la Croix du Sud pend latéralement dans le ciel, qui, comme atteint d'une divine maladie, est recouvert d'une éruption dorée d'autres étoiles innombrables. À l'occident des éclairs de chaleur jaillissent: loin en Afrique, les orages tropicaux brûlent des forêts et détruisent des villages entiers. Dans l'écume laissée par le bateau, des lueurs blanchâtres scintillent; ce sont les fluorescences de la mer. La chaleur du jour baissa, mais il restait dans l'air une touffeur humide et désagréable. On pouvait sortir sur le pont et tomber dans un sommeil agité, rempli de cauchemars fantasques.
Nous jetâmes l'ancre avant Djedda, où on ne nous laissa pas passer, car la peste s'y était propagée. Je ne connais rien de plus beau que les hauts-fonds verts vifs de Djedda, bordés par une écume légèrement rosée. Peut-être est-ce en leur honneur que les hadjis, des musulmans qui se rendent à la Mecque, portent des turbans verts.
Pendant qu'un agent de la compagnie préparait différents papiers, le principal assistant du capitaine décida de pêcher le requin. Un immense crochet avec dix livres de viande pourrie, attaché à un solide câble, servit de ligne, un rondin en guise de flotteur. Une attente tendue dura trois heures et quelques.
Tantôt on ne voyait pas du tout de requins, tantôt ils nageaient si loin que leurs poissons-pilotes ne pouvaient pas apercevoir les hameçons.
Un requin est extrêmement myope, il est toujours escorté par deux jolis petits poissons qui le guident jusqu'à sa proie.
Enfin, dans l'eau, une ombre d'un sagène2 et demi de longueur apparut, et le flotteur, après s'être mis à tourner plusieurs fois, plongea dans l'eau. Nous tirâmes sur la corde, mais nous sortîmes seulement le crochet. Le requin avait juste mordu l'appât, mais ne l'avait pas avalé. À présent, probablement chagriné par la disparition de la viande à l'odeur appétissante, il nageait en rond quasiment à la surface de l'eau qu'il soulevait avec la queue. Les poissons-pilotes, décontenancés, tourbillonnaient ici et là. Nous nous dépêchâmes de lancer à nouveau le crochet. Le requin se jeta dessus sans plus aucune restriction. Le câble se tendit d'un coup en menaçant de s'arracher, puis il se relâcha, et sur l'eau apparut une tête toute luisante avec des petits yeux méchants. Dix matelots tirèrent le câble dans un effort. Le requin remuait avec rage, on l'entendait frapper le bord du bateau avec sa queue. L'assistant du capitaine, penché par-dessus bord, tira sur lui cinq balles de revolver. Il tressaillit et se calma un peu. Cinq trous noirs apparurent sur sa tête et sur son museau blanchâtre. Dans un nouvel effort, ils le rapprochèrent du bord. Quelqu'un le toucha derrière la tête, et il claqua des dents. Il était toujours vivant et rassemblait ses forces pour une dernière bataille. Alors, après avoir attaché un couteau à un long bâton, l'assistant du capitaine l'enfonça dans la poitrine d'un coup fort et adroit, et toujours dans un effort, porta l'entaille jusqu'à la queue. L’eau se mit à couler mélangée avec du sang. La rate rose d'environ deux archines3 de grandeur, le foie spongieux et les intestins glissèrent et finirent dans l'eau, telle une forme étrange de méduses. Le requin se fit d'un coup plus léger, et ils le tirèrent sans effort sur le pont. Le cuisinier de bord, armé d'une hache, se mit à lui couper la tête. Quelqu'un sortit le cœur et le jeta sur le sol. Il battait, faisant par-ci par-là des sauts de grenouille. Dans l'air il y avait une odeur de sang.
Dans l'eau, près du bord, s'agitait un pilote abandonné. Son compagnon avait manifestement disparu, rêvant de dissimuler quelque part dans des baies lointaines l'infamie d'une trahison involontaire. Et celui-ci, fidèle jusqu'à la fin, bondissait hors de l'eau, souhaitant voir ce qu'ils faisaient avec son ami, tournait autour des entrailles qui flottaient, près desquels s'approchaient déjà d'autres requins avec des intentions très explicites, et exprimait par tous les moyens son inconsolable désespoir.
Ils coupèrent la mâchoire du requin pour cuire ses dents, et jetèrent le reste à la mer. Le coucher de soleil de ce soir-là sur les hauts-fonds verts de Djedda fut large et jaune vif avec la tache écarlate du soleil au milieu. Ensuite il prit une tendre couleur cendrée, puis verdâtre comme si la mer se reflétait dans le ciel. Nous levâmes l'ancre et partîmes droit sur la Croix du Sud. Le soir, on m'apporta trois dents blanches et crénelées du requin comme part qui me revenait. Au bout de quatre jours, après être passé par la peu accueillante Bâb-el-Mandeb, nous nous arrêtâmes près de Djibouti.
CHAPITRE SECOND
Djibouti se situe sur le rivage africain du golfe d'Aden au sud d'Obock, à l'extrémité du golfe de Tadjourah. Sur la plupart des cartes géographiques, seule Obock est marquée, mais elle a, au jour d'aujourd'hui, perdu tout intérêt. À peine un Européen obstiné y vit, et les gens de la mer affirment, non sans raison, que Djibouti l'a « mangé ». À Djibouti se trouve le futur. Son commerce ne cesse de s’accroître, et le nombre d'habitants européens aussi. Quatre années auparavant, quand j'y allai pour la première fois, ils n'étaient que trente, et à présent ils sont quatre-cent.
Mais elle parviendra définitivement à maturité lorsque la construction du chemin de fer, qui la reliera à Addis-Abeba, la capitale de l'Abyssinie, sera achevée. Alors, elle triomphera même de Massaoua, parce qu'ici, au sud de l'Abyssinie, il y a beaucoup plus d'articles d'exportation : des peaux de bœuf, du café, de l'or et de l'ivoire. Seulement, il est dommage qu'il y règne des Français, qui d'ordinaire se comportent de manière négligée envers leurs colonies, pensant qu'ils accomplissent leur devoir en y envoyant quelques fonctionnaires complètement étrangers au pays et ne s'y plaisant pas. Le chemin de fer n'est même pas subventionné.
Nous quittâmes le bateau pour nous rendre sur le rivage à bord d'un canot à moteur. C'est une innovation. Autrefois, ils se servaient de chaloupes, dans lesquelles des Somalis nus ramaient, se querellaient, plaisantaient et de temps à autre sautaient dans l'eau comme des grenouilles. Sur le plat rivage, des maisons blanches étaient dispersées ça et là. Sur un rocher dominait le palais du gouverneur au milieu d'un jardin de cocotiers et bananiers. Nous laissâmes nos affaires à la douane et nous rendîmes à pied à l'hôtel.
Là, nous apprîmes que le train avec lequel nous devions nous rendre au fin fond du pays, partaient tous les mardis et samedis. Il nous fallait rester à Djibouti trois jours.
Je n'étais pas affligé par un tel retard, car j'aime cette petite ville, sa vie paisible et sereine. De midi à seize heures, les rues semblent devenir désertes ; toutes les portes sont fermées, et parfois un Somali, tel une mouche endormie, se traîne. À ces heures, il convient de dormir comme nous le faisons la nuit. Mais ensuite, on ne sait d'où surgissent des équipages, et même des automobiles, conduites par des Arabes portant des turbans bigarrés, des casques blancs d'Européens, et même des costumes clairs, pressés de rendre visite aux dames. Les terrasses des deux cafés se remplissent de monde.
Entre les tables marche un nain, un Arabe de vingt ans et d’une archine de hauteur, avec un minois d'enfant et une énorme tête épatée. Il ne demande rien, mais si on lui donne un morceau de sucre ou une menue monnaie, il remercie d'un air sérieux et poliment, avec une grâce orientale tout à fait particulière, élaborée un millénaire auparavant. Ensuite tous vont se promener. Au déclin du jour, les rues se remplissent d'une douce obscurité, dans laquelle se dessinent nettement des maisons construites dans un style arabe, avec des toits plats et des créneaux, des embrasures rondes et des portes en forme de trous de serrure, avec des terrasses, des arcades et autres fantaisies, le tout d'une blancheur éblouissante. Un de ces soirs semblables, nous fîmes un charmant voyage dans un jardin de campagne en compagnie de Monsieur Galeb, marchand grec et vice-consul russe, sa femme et Mozar-bej, le consul turc dont je parlai plus haut. Là-bas, il y a des étroits sentiers entre des platanes et des bananiers, on entend le bourdonnement des gros scarabées et l'air, comme dans une serre, est chaud et empli de parfums. Au fond des profonds puits en pierre brille légèrement l'eau.
Par-ci par-là on peut voir un mulet attaché ou un gentil zébu4. Quand nous en sortîmes, un vieil Arabe nous apporta un bouquet de fleurs et des grenades qui, hélas !, n'étaient pas mûres.
Ces trois jours à Djibouti passèrent vite. Le soir nous nous promenions, le jour nous foulions le bord de la mer en essayant en vain d'attraper ne serait-ce qu'un crabe (ils couraient étonnamment vite, de côté, et se tapissaient dans des trous à la moindre alerte), et le matin nous travaillions. Tous les matins, des Somalis de la tribu des Issas venaient me voir à l'hôtel, afin que je note leurs chansons. D'eux, j'appris que cette tribu avait un roi... Un Ugaas qui vit dans le village d'Haraoua se situant à trois cents kilomètres au sud-est de Djibouti ; qu'il se trouve dans une situation de constante animosité avec les Danakils du nord qui, hélas, arrivent toujours à les vaincre ; que Djibouti (selon le Somali Hamadou) est construite à la place de ce qui fut autrefois une oasis non peuplée et qu'à quelques journées de route de là se trouvent encore des gens qui adorent les pierres noires ; la plupart d'entre eux étant des musulmans croyants. Les Européens qui connaissent bien le pays m'avaient également raconté que cette tribu était considérée comme une des plus violentes et malignes de toute l'Afrique orientale. Ils attaquent en général la nuit et massacrent tout le monde, sans exception. Il ne faut pas se fier au guide de cette tribu.
Les Somalis manifestent un certain goût dans le choix des ornements pour leurs boucliers et leurs pots, dans la fabrication de colliers et bracelets, ils sont même des créateurs de mode parmi les tribus qui les entourent, mais sans inspiration poétique. Leurs chansons, décousues de sens, pauvres en images, ne sont rien en comparaison de la majestueuse simplicité des chansons abyssiniennes et du tendre lyrisme des Gallas. J'en citerai une d'amour en exemple, un texte dont la transcription russe est amenée en apposition.
CHANSON
"Berriga, où la tribu d'Issa vit, Gourti, où la tribu de Gourgoura vit, Harar, qui est plus haut que la terre des Danakils, les gens de Galbet, qui n'abandonnent pas leur patrie, les gens de petite taille, le pays, où règne Isaak, le pays au delà de la rivière de Sellel', où règne Samarron, le pays, où au chef Darotou Gallasy on porte l'eau des puits de cette partie de la rivière d'Oueba, -tout le monde j'ai visité, mais Marian est plus beau que toute cela. Magana sois bénie. Reraoudal, où tu es plus modeste, il est plus beau et il est plus agréable parla couleur de la peau, que toutes les femmes arabes".
À vrai dire, tous les peuples primitifs aiment dans la poésie l'énumération des noms familiers, si on se rappelle quand même la liste homérique des navires, mais chez les Somalis ces énumérations sont froides et ne varient pas.
Trois jours passèrent. Le quatrième jour, alors qu'il faisait encore nuit, un domestique arabe, une bougie à la main, fit le tour des chambres de l'hôtel, réveillant ceux qui partaient à Dire Dawa. Encore endormis, mais contents de la fraîcheur matinale, si plaisante après l'insupportable chaleur de l'après-midi, nous nous rendîmes à la gare. Nos affaires avaient été emmenées par avance là-bas dans une charrette à bras. Le voyage en seconde classe, dans laquelle voyagent d'ordinaire tous les Européens, coûte 62 francs par personne, un peu cher pour dix heures de train mais il en est de même pour tous les chemins de fer coloniaux. La troisième classe est exclusivement destinée aux indigènes et la première, qui coûte deux fois plus cher alors qu'elle n'a rien de mieux que la seconde classe, accueille en général uniquement des membres de la légation diplomatique et quelques snobs allemands. Les locomotives sont bruyantes, et ont des noms rien moins que justifiés : l’Éléphant, le Buffle, Puissant, etc.
Déjà à quelques kilomètres de Djibouti, quand la montée commençait, nous avancions à une vitesse d'un mètre par minute, et deux Noirs allaient devant et sablaient les rails mouillés par la pluie.
Les paysages vus par la fenêtre étaient mélancoliques, mais pas dépourvus d'air majestueux. Le désert brun et rude, effrité, tout dans les fissures et les crevasses de la montagne, et puisque c'était la saison des pluies, des torrents troubles et des lacs entiers remplis d'eau sale. D'un arbuste sort en courant un dik-dik, une petite antilope abyssinienne, paire des chacals5. Ils se déplacent toujours en couple, et regardent avec curiosité. Des Somalis et Danakils, avec une immense chevelure ébouriffée, se tiennent debout, s'appuyant sur des lances. Les Européens étudient seulement une petite partie du pays, notamment celle par laquelle passe le chemin de fer, mais à droite et à gauche de ce dernier : c'est le mystère. Dans les petites stations des enfants noirs et nus, tendaient vers nous leurs petites menottes et mélancoliquement, comme une chanson, chantaient un mot populaire dans tout l'Est : argent (cadeau).
À quatorze heures, nous arrivâmes en gare d'Aïcha, à 160 kilomètres de Djibouti, c'est-à-dire à la moitié du chemin. Là-bas, un buffetier grec cuisine des petits-déjeuners passables pour les voyageurs. Ce Grec se trouve être un patriote, et en tant que Russes, il nous accueillit à bras ouverts, nous installa aux meilleures places, fit le service lui-même, mais, hélas !, de ce même patriotisme il se conduit de manière extrêmement froide envers notre ami le consul turc. Il me fallut le prendre à part et lui faire une remontrance appropriée, ce qui se révéla très difficile, car à part le grec, il ne parlait que quelques mots d'abyssinien.
Après le petit-déjeuner, on nous fit savoir que le train n'irait pas plus loin, car la route était détrempée par les pluies, et les rails étaient suspendus en l'air. Quelqu'un s'avisa de s'énerver, comme si cela allait aider. La fin de la journée passa dans une accablante attente, seul le Grec ne cachait pas sa joie : on n'allait pas seulement prendre le petit-déjeuner chez lui, mais aussi le déjeuner. La nuit, chacun s'installa comme il put. Mon compagnon de voyage resta dormir dans le wagon, moi j'acceptai imprudemment l'invitation des conducteurs français à dormir dans leur logis, où il y avait un lit de libre, et jusqu'à minuit j'entendis leur bavardage ridicule sur leur travail. Au matin il fut reconnu que le chemin n'était pas seulement non réparé, mais qu'il fallait pour le moins 8 jours, pour avoir la possibilité d'avancer, et que ceux qui le désiraient pouvaient retourner à Djibouti. Tous le désiraient, à l'exception du consul turc et de nous deux. Nous restâmes car à la gare d'Aïcha la vie coûtait moins cher qu'en ville. Le consul turc, je pense, seulement par sentiment de camaraderie, d'autant plus que nous avions tous trois un vague espoir de nous rendre d'une quelconque manière à Dire Dawa avant 8 jours. L'après-midi nous partîmes en promenade ; nous gravîmes une colline peu élevée, couverte de petites pierres tranchantes qui ruinèrent pour toujours nos chaussures, nous poursuivîmes un grand lézard qui mordait, que nous attrapâmes finalement, et sans s'en apercevoir, nous nous éloignâmes d'environ 3 kilomètres de la gare. Le soleil déclinait ; nous étions déjà sur le chemin du retour quand soudain nous vîmes deux soldats abyssiniens de la gare courir vers nous en brandissant les armes. «Mydernou» (qu'y a-t-il?) demandai-je en voyant leurs visages inquiets. Ils expliquèrent que les Somalis dans cette contrée étaient très dangereux, qu'ils jetaient en embuscade leurs lances aux passants, en partie par espièglerie, en partie parce que selon leur coutume on ne pouvait se marier seulement après avoir tué une personne. Mais ils n'attaquaient jamais une personne armée. Ensuite on me confirma la véracité de ces récits, et je vis moi-même à Dire Dawa des enfants lancer en l'air un bracelet et le transpercer au vol avec une lance adroitement jetée. Nous retournâmes à la gare, escortés par les Abyssins qui examinaient avec méfiance chaque arbuste, chaque tas de pierres.
Le jour suivant arriva de Djibouti un train d'ingénieurs et manœuvres pour la réparation de la voie. Un coursier transportant le courrier pour l'Abyssinie arriva avec eux.
On savait déjà à ce moment-là que la voie était détériorée sur quatre-vingts kilomètres de longueur, mais que l'on pouvait essayer de les passer sur une draisine. Après de longues altercations avec l'ingénieur en chef, nous prîmes deux draisines : une pour nous, l'autre pour les bagages. Un achker (soldat abyssinien) s'installa avec nous pour nous protéger, ainsi que le coursier. Quinze Somalis de grande taille, criant de manière rythmique « eïdekhe, eïdekhe » - la génération russe des « bateliers », non politique mais ouvrière -, prirent par les manches les draisines, et nous partîmes.
Effectivement, le chemin était difficile. Sur les ravines, les rails tremblaient et pliaient, et il fallait aller à pied par-ci par-là. Le soleil brûlait tant que nos mains et nos coudes se couvrirent des cloques en une demi-heure. De temps en temps, de fortes bourrasques nous envoyaient de la poussière. Les alentours étaient très riches en gibier. Nous vîmes à nouveau des chacals, des gazelles et même au bord d'un marais quelques marabouts, mais ils étaient trop loin. Un de nos achkers réussit à tuer une canepetière presque aussi grande qu'une petite autruche. Il était très fier de sa réussite.
Au bout de quelques heures nous rencontrâmes une locomotive et deux wagons plateformes apportant les matériaux pour la réparation de la voie. On nous invita à monter et durant une heure encore nous voyageâmes de manière primitive. Enfin, nous trouvâmes le wagon qui devait nous emmener à Dire Dawa au matin suivant. Nous dînâmes de la confiture d'ananas et un biscuit que nous trouvâmes par hasard et passâmes la nuit dans la gare.
Il faisait froid, le mugissement d'une hyène se faisait entendre. À huit heures du matin, devant nous dans un bosquet de mimosas, scintillaient çà et là les blanches maisonnettes de Dire Dawa.
Comment être un voyageur qui inscrit consciencieusement ses impressions dans son journal ? Comment avouer ce qui attire son attention en premier en entrant dans une nouvelle ville ? C'est les lits propres aux draps blancs, le petit déjeuner sur une table recouverte par une nappe, les livres et la possibilité d'un doux repos.
Je suis loin de nier le charme en partie fameux « des collines et des ruisseaux ». Le coucher du soleil dans le désert, le passage d'un cours d'eau débordant, les rêves d'une nuit passée sous les palmiers, resteront pour toujours parmi les plus bouleversants et les plus beaux moments de ma vie. Mais quand la vie quotidienne culturelle qui a eu le temps de devenir un conte de fée pour le voyageur se transforme instantanément en réalité, - que les amateurs urbains de la nature se moquent de moi -, c'est aussi très bien. Et avec reconnaissance je me rappelle ce gecko, un petit lézard complètement transparent, qui courait sur les murs de la chambre et qui, pendant que nous prenions le petit déjeuner, attrapait au-dessus de nous des moustiques et de temps en temps tournait vers nous son museau laid mais cocasse.
Il fallait rassembler une caravane. Je décidai de prendre des domestiques à Dire Dawa, et d'acheter des mulets à Harar, où ils coûtaient moins cher. Nous trouvâmes rapidement des domestiques : Khaïle, un Noir de la tribu Mangalia qui parlait mal, mais couramment français, fut pris en tant qu'interprète, un Harari, Abdoulaïe qui ne connaissait que quelques mots de français, par contre qui possédait un mulet, en tant que chef de caravane, et un couple de noirauds vagabonds aux pieds légers en tant qu'achkers.
Ensuite nous louâmes pour le lendemain des selles pour les mulets, et nous partîmes flâner en ville, l'âme en paix.
Dire Dawa avait bien grandi ces trois dernières années, tant que je ne voyais pas particulièrement sa partie européenne. Je me rappelle l'époque où elle n'avait que deux rues, à présent il y en avait une dizaine. Il y a des jardins remplis de fleurs, des cafés spacieux. Il y a même un consul français. Toute la ville est divisée en deux parties, de chaque côté du lit d'une rivière sèche, qui ne se remplit que par temps de pluie : la partie européenne est la plus proche de la gare, et la partie indigène n'est qu'un simple amoncellement désordonné de cases, de clôtures pour le bétail et de rares boutiques. Dans la partie européenne vivent des Français et des Grecs. Les Français sont les maîtres de la situation : soit ils travaillent sur le chemin de fer, où ils reçoivent un bon traitement, soit ils tiennent les hôtels les plus éclatants ou un grand commerce ; le chef de la poste est Français, et le docteur aussi. Ils sont respectés, mais n'aiment pas faire preuve de façon permanente de hauteur envers les races colorées. Tous les petits commerces de l'Abyssinie qui sont tenu par des Grecs et parfois par des Arméniens, les Abyssins les appellent « gric », et les séparent des autres Européens, « frendjeï ». Dans la société européenne, c'est-à-dire française, à part quelques exceptions ils ne sont pas acceptés, bien que certains d'entre eux soient aisés. Dans un petit café grec, qui se transforme le soir en véritable maison de jeu, j'ai vu des mises de quelques centaines de thalers, qui appartiennent à des loqueteux très suspects.
Dans la partie européenne de la ville, il n'y a ni voitures, ni lampadaires. Les rues sont éclairées par la lune et par les fenêtres des cafés.
Dans la partie indigène de la ville on peut flâner toute la journée sans s'ennuyer. Dans deux grandes boutiques qui appartiennent aux riches Hindous Djiovadji et Mohamet-Ali, on trouve des vêtements brodés de soie d'or, des sables courbés dans des fourreaux en maroquin, des dagues aux ciselures en argent et toutes sortes d'ornements orientaux qui sont une caresse pour les yeux. Tout cela est vendu par des importants Hindous corpulents, vêtus de chemises d'une blancheur éblouissante sous leurs sarreaux et des toques en soie en forme de crêpe. Des Arabes du Yémen, ainsi que des marchands, et principalement des commissionnaires traversent cette partie de la ville. Des Somalis, habiles dans différents ouvrages à la main, comme tresser des nattes à même le sol, fabriquent des sandales sur mesure. En passant devant les cases des Gallas, on sent l'odeur de l'encens, leur papier favori. Devant la maison du nagadras6 danakilien (à proprement parler, le chef des marchands, mais en réalité un simple chef important), sont suspendues des queues d'éléphants tués par ses achkers. Avant étaient suspendues des défenses, mais depuis que les Abyssins ont conquis le pays, les pauvres Danakils doivent se contenter des queues. Les Abyssins, fusils sur l'épaule, marchent sans occupation avec un air indépendant. Pour eux, conquérants, il est indécent de travailler. Et derrière la ville commencent les montagnes, dans lesquelles des troupeaux de babouins rongent les euphorbes et des oiseaux avec un immense nez rouge volent.
Pour être sûr de ses achkers, il était indispensable de les enregistrer et d'être leur garant chez le juge municipal. J'allai le voir et j'eus l'opportunité d'assister à un procès abyssinien. Sur la terrasse de la maison, donnant sur une cour assez vaste, était assis le chef du tribunal, un Abyssin bien bâtit, les jambes repliées sous lui, et entouré soit d'adjoint soit tout simplement amis. À cinq pas devant lui était posé un rondin, que les plaideurs n'avaient pas le droit de franchir, même dans l'emportement de la défense ou de l'accusation.
La cour était bondée d'achkers soit qui appartenaient au juge, soit tout simplement curieux. À mon entrée, le juge me salua poliment, ordonna de m'amener une chaise et, voyant que je m'intéressais aux procès, m'apporta lui-même quelques éclaircissements. De l'autre côté du rondin se tenaient un grand Abyssin avec un beau visage, mais déformé par la rage, et un Arabe trapu, un pied sur le bout de bois, rempli de triomphe dans l'attente d'une victoire proche. Le fait était que l'Abyssin avait pris un mulet à l'Arabe pour aller quelque part, et le mulet creva. L'Arabe réclamait le paiement, l'Abyssin affirmait que le mulet était malade. Ils parlaient chacun leur tour. L'Abyssin sauta par-dessus le rondin et tout en argumentant il montra directement du doigt le juge. L'Arabe prenait de belles poses, défrichait et croisait sa chamma7 (un manteau blanc que portent tous les habitants de l'Abyssinie), et en parlant, choisissait son expression et visiblement, se donnait de la peine pour la galerie. En effet, un sympathique rire amical accompagnait son discours. Même le juge hocha la tête en souriant et balbutia : « Ojiou goût » (« c'est drôle »). Enfin, quand les deux plaideurs jurèrent sur la mort de Ménélik (en Abyssinie on jure toujours sur la mort d'un empereur ou d'un haut dignitaire), en affirmant le contraire, l'enthousiasme devînt général. Je n'attendis pas la fin, et après m'être inscrit auprès de l'achker, je partis, mais cela se voyait que l'Arabe allait gagner. Il est très difficile d'être en procès en Abyssinie. En général, c'est celui qui offre la meilleure offrande au juge, mais comment savoir combien l'adversaire a donné ? Trop donner aussi est désavantageux. Néanmoins, les Abyssins aiment les procès, et quasiment chaque querelle se finit par l'invitation traditionnelle au nom de Ménélik (bâ Ménélik II) à comparaître devant le tribunal.
L'après-midi il y eut une pluie torrentielle, si forte que le vent emporta le toit d'un hôtel grec qui, il est vrai, n'avait pas une construction particulièrement solide.
Le soir nous sortîmes faire un tour, et bien sûr, voir ce qu'il était arrivé à la rivière. Elle était méconnaissable, l'eau tourbillonnait comme dans un moulin. Particulièrement le bras devant nous, dans lequel se trouve une petite île, qui était extraordinairement en fureur. Des immenses vagues d'une eau complètement noire, enfin ce n'était même plus de l'eau mais de la terre et du sable levé du fond, volaient en roulant l'une par-dessus l'autre et en se heurtant contre le ressaut de la berge, rebroussaient chemin, montaient telles des colonnes et vrombissaient. Dans cette soirée silencieuse et mate, c'était un spectacle épouvantable mais magnifique. Sur la petite île, droit devant nous, se trouvait un grand arbre. À chaque coup, les vagues dévoilaient un peu plus ses racines, en l'éclaboussant d'écume. L'arbre tressaillait de toutes ses branches, mais il tenait bon. Il n'y avait presque plus de terre en-dessous de lui, et seulement deux ou trois (racines) le retenaient à sa place. Parmi les spectateurs, on faisait même des paris : allait-il tenir ou pas. Mais voilà qu'un autre arbre, arraché quelque part dans les montagnes par le torrent, s'abattit et, tel un bélier, le heurta. Un barrage momentané se forma, qui fut suffisant pour que les vagues s'en eussent pris de toutes leurs forces à l'arbre mourant. Au milieu des vrombissements de l'eau on entendit craquer la racine principale, et après avoir légèrement vacillé, l'arbre plongea d'un coup dans les remous avec tout son pannicule vert de branche. Les vagues l'emportèrent avec rage, et en un instant il était déjà loin. Et pendant que nous suivions la destruction de l'arbre, en serins que nous sommes, un enfant se noya dans le torrent, et toute la soirée nous entendîmes sa mère se lamenter.
Le lendemain nous nous rendîmes à Harar.
CHAPITRE TROISIEME
Les vingt premiers kilomètres du chemin qui mène à Harar passent par le lit de la rivière dont j'ai parlé dans le chapitre précédent. Ses bords sont assez verticaux, et à Dieu ne plaise d'y trouver un voyageur par temps de pluie. Heureusement, nous étions assurés contre ce danger, car l'intervalle entre deux pluies dures environ quarante heures. Et nous n'étions pas les seuls à profiter de cette opportunité. Sur le chemin marchaient une dizaine d'Abyssins, passaient des Danakils, des femmes gallas à la poitrine nue et pendante portaient à la ville des charges de bois et d'herbe. Des longues chaînes de chameaux, reliés entre eux par la gueule et la queue, comme si c'était des rangs d'amusants rosaires, faisaient peur à nos mulets en passant. À Dire Dawa, l'arrivée du gouverneur d'Harar Dejazmach8 Tafari était attendue, et nous croisions souvent des groupes d'Européens sur des beaux chevaux vifs qui partaient à sa rencontre.
Le chemin ressemblait au paradis sur les bons chromos russes : l'herbe d'une couleur verte peu naturelle, les branches trop larges des arbres, des grands oiseaux multicolores et des troupeaux des chèvres sur les pentes des montagnes. L'air doux, limpide et comme traversé par des grains d'or. L'odeur intense et suave des fleurs. Et seulement des personnes noires, comme des pécheurs qui se promèneraient dans le paradis, d'après une légende pas encore inventée, étaient singulièrement discordants avec tout ce qui nous entourait.
Nous allions au trot, et nos achkers couraient devant, trouvant encore du temps pour folichonner et rire avec les femmes qui passaient.
Les Abyssins sont renommés pour leur rapidité, et ici en règle générale, le piéton devance toujours d'une grande distance le cavalier. Deux heures de route plus tard, la montée commença : un sentier étroit passant parfois directement dans la rigole serpentait presque verticalement sur la montagne. Des grosses pierres encombraient le chemin et il nous fallut descendre des mulets et aller à pied. C'était difficile, mais bon. Il faut monter en courant, éviter de s'arrêter et se balancer sur des pierres tranchantes : ainsi c'est moins fatigant. Le cœur bat et la respiration se coupe : comme quand on va à un rendez-vous galant. Par contre, il arrive d'être récompensé, comme avec un bisou, par une odeur fraîche et inattendue d'une fleur de montagne, une vue soudainement ouverte sur une vallée voilée. Et quand, enfin, le souffle à moitié coupé et à bout de forces, nous atteignîmes la cime, une eau extraordinairement calme brillait sous nos yeux depuis si longtemps, comme un bouclier d'argent : le lac de montagne d'Adel. Je regardai ma montre : la montée avait duré une heure et demie. Nous étions sur le plateau d'Harar. Le paysage changea profondément. À la place des mimosas verdoyaient des bananiers et des haies d'euphorbes ; à la place de l'herbe sauvage, des champs de sorgho commun9 soigneusement cultivés. Dans un hameau de Gallas, nous achetâmes des injeras (une sorte de grosse crêpe à base de teff10 noir, qui remplace le pain en Abyssinie) et les mangeâmes, entourés d'enfants curieux, prêt à s'enfuir au moindre mouvement de notre part. D'ici à Harar il y avait un chemin direct, et par-ci par-là il y avait même des ponts jetés sur des profondes crevasses dans la terre. Nous passâmes le second lac d'Oromolo, deux fois plus grand que le premier, abattîmes un oiseau paludéen avec deux excroissances blanches sur la tête, épargnâmes un bel ibis et nous trouvâmes cinq heures plus tard devant Harar.
Déjà de la montagne d'Harar, il y avait une vue majestueuse avec des maisons de grès rouge, des hautes maisons européennes et minarets pointus des mosquées. La ville est entourée d'une muraille, et on ne laisse plus passer la porte après le coucher du soleil. Dedans c'est comme Bagdad au temps de Hâroun ar-Rachîd11. Des rues étroites, qui montent et descendent par des escaliers, des lourdes portes en bois, des places pleines des gens en vêtement blanc qui braillent, un tribunal, ici même sur la place, tout cela est rempli du charme des vieux contes. Les petites escroqueries pratiquées en ville ont aussi un esprit antique. Au-devant de nous par une rue populeuse, marchait un garçon noir d'une dizaine d'années, un fusil sur l'épaule, qui avait tous les signes d'un esclave, et un Abyssin le suivait de près. Il ne nous laissa pas passer, mais puisque nous allions au pas, il ne nous était pas difficile de le dépasser. Voilà qu'un bel Harari se montra, visiblement pressé car il galopait. Il cria au garçon de s'écarter, celui-ci n'obéit pas et, touché par le mulet, il tomba sur le dos comme un soldat de bois, en gardant sur tout le visage la même gravité sereine. L'Abyssin qui le suivait de près se jeta sur l'Harari et, tel un chat, sauta derrière la selle. « Bâ Ménélik, tu as tué une personne ». L'Harari s'attristait déjà mais pendant ce temps le petit Noir, qui visiblement en avait marre d'être couché, se releva et commença à se secouer pour ôter la poussière. L'Abyssin réussit tout de même à arracher un thaler pour la mutilation que faillit subir son esclave.
Nous descendîmes à l'hôtel grec, le seul dans la ville, dans lequel le prix, pour une mauvaise chambre et une encore plus mauvaise table, est digne du Grand Hôtel parisien. Mais il était tout de même agréable de boire un rafraîchissant hydromel et de jouer une partie sur un échiquier gras et rongé.
À Harar, je rencontrai des connaissances. Un Maltais suspect de la caravane, un ancien banquier avec qui je m'étais mortellement brouillé à Addis-Abeba, vînt me saluer le premier. Il m'avait imposé un mauvais mulet appartenant à un étranger avec l'intention de recevoir des commissions. Il me proposa de jouer au poker, mais je connaissais déjà sa façon de jouer. Enfin, avec des grimaces de singe il me conseilla d'envoyer au Dejazmach une caisse de champagne, pour ensuite le devancer et vanter son savoir-faire. Comme aucun de ses efforts ne fut couronné de succès, il perdit tout intérêt envers moi. Mais j'envoyai moi-même chercher une autre connaissance d'Addis-Abeba, un petit copte âgé et propret, directeur de l'école locale. Porté sur le philosophisme, comme la plupart de ses compatriotes, il exprimait parfois des idées intéressantes, racontait des histoires amusantes, et toute sa conception du monde produisait une impression d'un équilibre bon et stable. Avec lui, nous jouions au poker et nous visitâmes son école, dans laquelle de petits Abyssins des meilleurs noms dans la ville faisaient des exercices d'arithmétique en français. À Harar, à nos côtés se trouvait même un compatriote : un Arménien ressortissant russe, Artiom lokhanjan, qui avait vécu à Paris, en Amérique, en Égypte et qui vivait depuis près de vingt ans en Abyssinie. Sur ses cartes de visite, il figurait en tant que docteur en médecine, docteur en sciences, négociant, commissionnaire et ancien membre de la Cour, mais quand on lui demandait comment il avait obtenu autant de titres, sa réponse était un vague sourire et des plaintes contre un mauvais temps.
Celui qui pense qu'il était facile d'acheter des mulets en Abyssinie se trompe énormément. Il n'y a pas de marchands spéciaux, pas de foire de mulets non plus. Les achkers vont de maison en maison en se renseignant s'il y a des mulets à vendre. Vers l'hôtel se trouvent des mulets alignés, parfois très bons mais cependant follement chers.
Quand cette vague diminue, une autre commence : ils amènent des mulets malades, couverts de blessures, avec une patte cassée, dans l'espoir qu'un Blanc ne s'y connaisse pas en mulet, et seulement ensuite ils commencent à amener un à un les bons mulets et au juste prix. De cette manière, en trois jours nous avons eu la chance d'en acheter quatre. Notre Abdoulaïe nous fut d'une grande aide, malgré le fait qu'il prenait les pots-de-vin des vendeurs, il s'efforçait dans notre intérêt. Par contre la bassesse du traducteur Khaïle s'était complètement révélée ces jours-là. Non seulement il ne cherchait pas de mulets, mais de plus, il me sembla qu'il clignait de l’œil avec le maître de l'hôtel pour nous retenir plus longtemps sur place. Je le laissai ici à Harar.
On me conseilla de chercher un autre interprète dans la mission catholique. Je me rendis là-bas avec lokhanjan. Nous entrâmes par une porte entrouverte et nous retrouvâmes dans une grande cour irréprochablement propre. Au fond sur les hauts murs blancs nous saluèrent des capucins calmes au froc marron. Rien ne rappelait l'Abyssinie, on aurait dit que nous étions à Toulouse ou à Arles. D'une pièce simplement rangée sortit en courant vers nous le monseigneur-même, évêque des Gallas, un Français d'une cinquante d'années avec des yeux grands ouverts, comme s'il était étonné. Il était parfaitement aimable et agréable à entendre, mais les années passées au milieu des sauvages, en rapport avec l'ingénuité monastique, se faisaient sentir. Il s'étonnait trop facilement, comme une lycéenne de dix-sept ans, il se réjouissait et se chagrinait à tout ce que nous disions. Il connaissait un interprète, qui était le Galla Paul, un ancien élève de la mission, un très bon garçon, qu'il enverrait chez moi. Nous prîmes congé et revînmes à l'hôtel, et deux heures après Paul arriva. C'était un grand garçon avec un rustaud visage de paysan, il fumait volontiers, et buvait encore plus volontiers et en même temps il paraissait endormi, il avançait mollement, comme une mouche d'hiver. Nous ne convînmes pas du prix avec lui. Après, à Dire Dawa, je pris Félix, un autre élève de la mission.
D'après une totale confirmation de tous les Européens qui le voyaient, il avait un tel air qu'on aurait dit qu'il était pris de nausée ; quand il montait les escaliers, on voulait presque le tenir, et cependant il était tout à fait sain, et d'après les missionnaires c'était aussi un très brave garçon12. Ils rendent la vivacité naturelle et l'intelligence en échange de douteuses valeurs morales.
Le soir nous nous rendîmes au théâtre. Un jour, à Dire Dawa, le Dejazmach Tafari avait vu les spectacles d'une troupe indienne en tournée et il les avait tellement admirés qu'il avait décidé coûte que coûte de livrer le même spectacle à sa femme. Les Indiens se rendirent à Harar à ses frais, obtinrent d'être logé gratuitement et s'habituèrent parfaitement. C'était le premier théâtre en Abyssinie, et il eut un immense succès. Nous trouvâmes difficilement deux places au premier rang ; il fallut pour cela mettre à part sur des chaises supplémentaires deux Arabes respectables. Le théâtre se trouvait être tout bonnement un théâtre forain : un toit bas en fer, des murs écrus, un sol de terre, - tout cela était, peut-être même trop, pauvre. La pièce était compliquée, un roi indien dans un costume pseudo-populairement pompeux se passionnait pour une belle concubine et négligeait non seulement son épouse légale et son fils, un jeune et beau prince, mais aussi les affaires du gouvernement. L’indienne Phèdre13, la concubine, tenta de séduire le prince et par désespoir après son échec, le diffama au roi. Le prince fut banni, et le roi passait tout son temps dans des ivrogneries et des jouissances sensuelles. Les ennemis attaquèrent, il ne se défendit pas malgré les accords des fidèles combattants, et il chercha le salut dans la fuite. La ville eut alors un nouveau roi. Par hasard, durant la chasse, il sauva des mains des brigands la femme légale de l'ancien roi, qui avait suivi son fils dans le bannissement.
Il voulait se marier avec elle, mais alors celle-ci refusait, il fut donc d'accord pour se comporter envers elle comme envers sa propre mère. Le nouveau roi avait une fille qui devait se choisir un fiancé, et pour cela on rassembla au palais tous les princes des alentours. Celui qui pourrait tirer avec un arc ensorcelé serait l'élu. Le prince banni, en habits de mendiant, se joignit aussi à la compétition. Bien entendu, seul lui put bander l'arc, et tous étaient ravis après avoir appris qu'il avait du sang royal. Le roi lui donna la main de sa fille ainsi que le trône, et l'ancien roi qui regrettait son erreur revînt et renonça lui aussi à ses droits de régner.
Le seul truc de metteur en scène était que quand se baissait le rideau qui représentait une rue d'une grande ville orientale, devant lui les acteurs, déguisés en citadins, jouaient des petits gags amusants, qui avaient un rapport à peine éloigné avec l'action générale de la pièce.
Les décors, hélas !, étaient d'un très mauvais style européen, avec des prétentions de joliesse et de réalisme. Le plus intéressant était que tous les rôles étaient joués par des hommes. Ce qui n'en était pas moins étrange, cela ne nuisait pas à l'effet, mais l'intensifiait d'autant plus. Il en résultait une agréable uniformité des voix et des mouvements qui se rencontraient rarement dans nos théâtres. L'acteur qui jouait la concubine était particulièrement bon : peau blanchie, maquillé, avec un beau profil bohémien, il manifesta tant de passion et de grâce féline dans la scène de la séduction du roi que les spectateurs furent sincèrement émus. Les Arabes qui remplissaient le théâtre regardaient, avec des yeux particulièrement avides.
Nous retournâmes à Dire Dawa, prîmes nos bagages et des nouveaux achkers et trois jours plus tard nous étions déjà sur le chemin du retour. Nous passâmes la nuit au milieu d'une montée et c'était notre première nuit sous la tente. Sous elle n'entrèrent que nos deux lits et entre eux, comme table de nuit, deux valises de type élaboré Grum-Grzhimailo14. La lanterne qui ne brûlait pas encore diffusait une puanteur. Nous dînâmes de Kitoï (de la farine mélangée à de l'eau et frite dans une poêle, la nourriture habituelle lors des voyages) et du riz cuit que nous mangeâmes d'abord avec du sel, puis avec du sucre. Au matin, nous nous levâmes à six heures et avançâmes.
On nous informa que notre ami le consul turc se trouvait dans un hôtel à deux heures de Harar et qu'il attendait que les autorités d'Harar soient officiellement informées de son arrivée à Addis-Abeba. Un envoyé allemand faisait les démarches pour cela à Addis-Abeba. Nous décidâmes de nous rendre à cet hôtel, après avoir fait partir la caravane.
Malgré le fait que le consul n'était pas encore entré en fonction dans ses obligations, il recevait déjà de nombreux musulmans qui voyaient en lui le gouverneur général du sultan et qui souhaitaient déjà le saluer. Selon la coutume orientale, ils venaient tous avec des cadeaux. Les Turcs, qui étaient horticulteurs, apportaient des légumes et des fruits, et les Arabes des moutons et des poules. Les chefs des tribus semi-indépendantes somaliennes envoyaient demander ce qu'il désirait : un lion, un éléphant, un troupeau de chevaux ou des dizaines de peaux d'autruche ôtées ensemble avec toutes leurs plumes. Et seuls les Syriens, habillés en veston et se faisant passer pour des Européens, venaient avec un air impertinent et les mains vides.
Nous restâmes près d'une heure avec le consul, et à notre retour à Harar nous apprîmes une triste nouvelle : nos fusils et cartouches étaient retenus à la douane municipale. Le lendemain matin, notre connaissance arménienne, un marchand des alentours d'Harar, passa nous prendre pour aller ensemble à la rencontre du consul qui avait enfin reçu les papiers nécessaires et pouvait faire son entrée solennelle à Harar. Mon compagnon de voyage était trop fatigué de la veille, et j'allai seul. Le chemin avait un air de fête. Des Arabes aux vêtements blancs et colorés étaient assis sur des rochers en prenant des poses révérencieuses. Çà et là des achkers envoyés par le gouverneur allaient et venaient pour faire une escorte honorable et instaurer l'ordre. Des Blancs, c'est-à-dire des Grecs, des Arméniens, des Syriens et des Turcs, qui se connaissaient tous, sautaient entre les groupes, en bavardant et en s'échangeant des cigarettes. Les paysans Gallas qu'ils croisaient se tenaient à l'écart avec effarement en voyant une telle cérémonie.
J’ai, il me semble, oublié de préciser que le consul était un consul général, assez majestueux dans son habit richement brodé d'or, une bande verte vive sur l'épaule et un fez15 rouge vif. Il montait un grand cheval blanc choisi parmi les plus tranquilles (il n'était pas bon cavalier), deux achkers le prirent par la bride, et nous nous mîmes en route pour Harar. J'eus la place à droite du consul, à sa gauche allait Kalil Galeb, le représentant locale de la maison de commerce Galebov. Devant couraient des achkers de gouverneur, derrière allaient des Européens, et derrière ces derniers couraient des fidèles musulmans et différentes personnes désœuvrées. En tout, il y avait jusqu'à six cents personnes. Les Grecs et Arméniens qui allaient derrière nous nous pressaient impitoyablement, chacun s'efforçant de montrer sa proximité envers le consul. Une fois même son cheval s'avisa de ruer, ceci n'arrêtait pas les ambitieux. Un grand trouble fut produit par un chien qui s'était avisé de courir et d'aboyer dans cette foule. Il fut chassé, battu, et accepta le tout...
Je m'écartai du cortège car le culeron16 de ma selle s'était déchiré, et avec mes deux achkers je retournai à l'hôtel. Le lendemain, en accord avec une invitation d'abord reçue puis confirmée, nous passâmes de l'hôtel au consulat turc.
Pour voyager en Abyssinie, il est nécessaire d'avoir un laissez-passer du gouvernement. Je télégraphiai à ce propos au chargé des affaires russes à Addis-Abeba et reçus en réponse que l'ordre de me donner un laissez-passer avait été envoyé au chef des douanes d'Harar, le nagadras Bistrati. Mais le nagadras m'annonça qu'il ne pouvait rien faire sans la permission du chef Dejazmach Tafari. Il fallut se rendre chez le Dejazmach avec un cadeau. Quand nous étions chez le Dejazmach, deux Noirs robustes apportèrent et mirent à ses pieds la boîte de vermouth que j'avais acheté. Cela avait été fait sur le conseil de Kalil Galeb, qui nous présenta. Le palais du Dejazmach, une grande maison en bois avec un étage et une véranda peinte, donnant sur une cour intérieure assez sale, rappelait une datcha pas très bien entretenue, quelque part à Pargolose ou Tsrnok. Dans la cour se baladaient deux dizaine d'achkers qui se tenaient d'une manière désinvolte. Nous montâmes l'escalier et après un moment d'attente dans la véranda, nous entrâmes dans une grande pièce couverte de tapis, où il y avait pour tous meubles quelques chaises et un fauteuil de velours pour le Dejazmach. Le Dejazmach se leva lorsque nous arrivâmes et nous serra la main. Il était habillé d'un chamma, comme tous les Abyssins, mais d'après son visage fuselé, bordé d'une barbiche noire bouclée, ses grands yeux de biches remplis de dignité et sa façon de se tenir, on pouvait deviner un prince en lui. Et ce n'était pas étonnant : il était fils du Ras17 Mekonnen, cousin et ami de l'empereur Ménélik, et tenait son origine directement du roi Salomon et de la reine de Saba.
Nous lui demandâmes le laissez-passer, mais malgré le cadeau, il répondit que sans ordre d'Addis-Abeba il ne pouvait rien faire. Malheureusement, nous ne pouvions nous procurer une attestation du nagradas qui disait que l'ordre était reçu, car le nagradas était parti chercher un mulet qui avait disparu avec un courrier d'Europe sur le chemin entre Dire Dawa et Harar. Alors nous demandâmes au Dejazmach la permission de le photographier, qu'il accepta aussitôt. Quelques jours plus tard nous revînmes avec l'appareil photographique. Les achkers avaient étendu des tapis directement dans la cour, et nous prîmes une photographie du Dejazmach dans ses vêtements de gala bleus. Puis ce fut le tour de la princesse, sa femme.
Elle est la sœur de Lij Yassou, l'héritier au trône, et par conséquent la petite-fille de Ménélik. Elle a vingt-deux ans, trois ans de plus que son mari et les traits de son visage sont très agréables, malgré un embonpoint qui a déjà abîmé sa taille. D'ailleurs, il me semble qu'elle se trouvait dans une position intéressante. Le Dejazmach manifestait envers elle la plus touchante attention. Il la fit asseoir dans une pose nécessaire, arrangea sa robe et nous demanda de la prendre plusieurs fois pour réussir à coups sûrs. Il s'est révélé qu'il parle français, mais seulement il est gêné, non sans raison, et trouve qu'en tant que prince, il est indécent de faire des erreurs. Nous prîmes la princesse avec ses deux filles-servantes.
Nous envoyâmes un nouveau télégramme à Addis-Abeba, et nous nous mîmes à travailler à Harar. Mon compagnon de voyage commença à recueillir des insectes dans les alentours de la ville. Je l'accompagnais une fois sur deux. C'est une occupation étonnamment apaisante pour l'âme : flâner sur les sentiers blancs entre les champs de café, gravier des rochers, descendre vers la rivière et trouver partout des minuscules bonhommes, rouges, bleus, verts et d'or.
Mon compagnon de voyage en recueillait jusqu'à une cinquantaine par jour, tout en évitant de prendre des identiques. Mon travail était d'un tout autre genre : je rassemblais des collections ethnographiques, j'arrêtais sans gêne les passants pour regarder ce qu'ils portaient, j'entrais sans permission dans les maisons et je passais en revue leurs ustensiles, je perdais la tête en essayant d'obtenir des renseignements sur la fonction d'un objet chez des Hararis qui ne comprenaient pas mon comportement. Ils se moquaient de moi quand j'achetais un vieux vêtement, une marchande maudit quand je m'avisai de la photographier, et certains refusaient de me vendre ce que je demandais en pensant qu'il me le fallait pour de la sorcellerie. Pour obtenir un objet sacré ici, un turban que portent les Hararis qui arrivent à la Mecque, j'ai dû passer toute la journée à manger des feuilles de khat (une substance narcotique consommée par les musulmans) de son possesseur, un vieux cheikh fou. Et dans la maison de la mère cavos auprès du consulat turc, je fouillai moi-même dans le panier puant pour les friperies et j'y trouvai beaucoup de choses intéressantes. Cette chasse aux objets était extraordinairement fascinante : devant mes yeux se dressait peu à peu le tableau de la vie d'un peuple entier et toute mon impatience d'en voir encore plus grandissait. Après avoir acheté un renvideur, je me vis dans l'obligation d'apprendre le métier de tisserand. Après s'être procuré les ustensiles, des échantillons de nourriture étaient nécessaires. Au total, je me procurai près de soixante-dix pièces uniquement d'objets d'Harar, en évitant d'en acheter des arabes ou des abyssiniennes. Cependant tout a une fin. Nous jugeâmes avoir étudié Harar autant que nos forces nous l'avaient permis, et puisque nous ne pouvions recevoir le laissez-passer que sous huit jours, sans bagages, c'est-à-dire seulement avec un mulet chargé et trois achkers, nous partîmes pour Djidjiga dans la tribu somalienne Gabarizal. Mais je me permettrai de raconter ceci dans un des chapitres suivants.
Harar fut fondée il y a environ neuf cents ans par des musulmans originaires de la province du Tigré fuyant les persécutions religieuses et se mêlant aux arabes. La ville est située sur un plateau pas très grand mais extraordinairement fertile, et est limitrophe au nord et à l'ouest du désert Danakil, à l'est de la terre de Somalie et au sud de la haute région boisée Meta ; en tout, elle s'étend sur quatre-vingt kilomètres carrés. En somme, les Hararis vivent seulement dans la ville et vont travailler dans les jardins, où poussent le café et le khat (l'arbre aux feuilles enivrantes), l'espace restant avec les pâturages et les champs de sorgho commun et de maïs est toujours occupé depuis le XVI ème siècle par des Gallas et leurs chats, c'est-à-dire des agriculteurs. Harar était un état indépendant jusqu'à ... Cette année-là, dans la bataille de Chelenqo à Gerger, le négus Ménélik battit à plate couture le négus d'Harar Abdoullah et le fit lui-même prisonnier, et Abdoullah mourut peu après. Son fils vit sous la surveillance du gouvernement d'Abyssinie, s'appelle nominalement le négus d'Harar et touche une généreuse pension. Je l'ai vu à Addis-Abeba : c'était un bel et fort Arabe avec un air important sur le visage et dans ses mouvements, mais avec un peu de terreur dans ses yeux. D'ailleurs, il n'exprimait aucune intention de récupérer le trône. Après sa victoire, Ménélik confia la gestion d'Harar à son cousin le Ras Mekonnen, un des plus hauts hommes d’État de l'Abyssinie. Ce dernier, grâce à des guerres victorieuses, réussit à étendre les limites de la province à toutes les terres danakiliennes et sur une grande partie de la Corne de l'Afrique. Après sa mort, son fils Dejazmach Ylma prit la gestion, mais celui-ci mourut un an plus tard. Ensuite Dejazmach Balcha Safo. C'était une personne forte et sévère. Jusqu'au jour d'aujourd'hui on parle encore de lui dans la ville, les uns avec indignation, les autres avec un profond respect.
Quand il arriva à Harar, il y avait tout un quartier de femmes de joie, et ses soldats commencèrent à se quereller à cause d'elles, et ils en vinrent même au meurtre. Balcha Safo ordonna de les réunir sur la place et les vendit aux enchères publiques (comme des esclaves), après avoir posé aux acheteurs la condition qu'ils doivent surveiller le comportement de leurs nouvelles esclaves. Si on remarquait que l'une d'entre elles exerçait son ancienne profession, alors elle serait soumise à la peine de mort, et le complice de son crime devrait payer dix thalers. À présent Harar n'est même pas la ville la plus chaste du monde, puisque les Hararis, qui n'ont pas compris le prince comme il se devait, avait propagé en elle l'adultère. Quand la correspondance européenne disparut, Balcha Safo ordonna de pendre tous les habitants de cette maison, dans laquelle fut trouvé un sac vide, et quatorze cadavres se balancèrent longtemps aux arbres le long du chemin entre Dire Dawa et Harar. Il refusait de payer la capitation au négus, affirmant que de ce côté de l'Awash, c'était lui le négus, et proposa de le destituer du gouvernement ; il savait qu'ils faisaient cas de lui comme le seul fin stratège en Abyssinie. À présent il est gouverneur dans la région éloignée de Sidamo et il se comporte là-bas de la même manière qu'à Harar.
Au contraire, le Dejazmach Tafari est mou, indécis et frileux. L'ordre est maintenu par le vice-gouverneur Fitawrari18 Gabre, un dignitaire de l'école de Balcha Safo. Celui-ci distribue volontiers par vingt ou trente des girafes, c'est-à-dire des coups de fouet en peau de girafe, et parfois même fait pendre, mais c'est très rare.
Les Européens, Abyssins et Gallas, qui s'entendent parfaitement, détestent les Hararis. Les Européens pour leur lâcheté et leur vénalité, les Abyssins pour leur paresse et leur faiblesse, la haine des Gallas qui est le résultat de plusieurs siècles de guerre à la même nuance mystique. «Au fils des anges ne portant pas de chemise, il ne faut pas entrer dans les maisons de Hararis noirs », est chanté dans leur chansonnette, et en général ils suivent ce précepte. Tout ceci ne me semble pas totalement légitime. En effet, les Hararis ont hérité des plus repoussantes qualités de la famille sémitique, mais pas plus que les Arabes du Caire ou d'Alexandrie, et malheureusement pour eux, ils doivent vivre parmi des chevaliers abyssiniens, des Gallas travailleurs et des nobles Arabes du Yémen. Ils lisent beaucoup, connaissent parfaitement le Coran et la littérature arabe, mais ne se distinguent pas par une piété particulière. Leur principal Saint est Cheikh Aboukir, arrivé deux cents ans plus tôt d'Arabie et enterré à Harar. On lui consacre de nombreux platanes dans la ville et aux alentours, que l'on appelle aouli. Les musulmans locaux appellent aouli tout ce qui avait la force de réaliser un miracle à la gloire d'Allah. Il y a des aoulis morts et vivants, des arbres et des objets. Ainsi, sur un marché à Ginir, on refusa longtemps de me vendre un parapluie d'un travailleur indigène, en disant que c'était un aouli. D'ailleurs, les plus instruits savent qu'un objet inanimé ne peut pas être lui-même sacré et que l'esprit de tel ou tel saint, installé dans l'objet, réalise les miracles.
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1. État sur le nord-est de l'Afrique, dont la capitale homonyme
2. Un sagène fait 2,13m
3. Une archine fait 0,71m
4. Bovin qui produit près de 600 kg de lait par année
5. Les antilopes font partie des proies des chacals, il n'est pas rare de voir un chacal à proximité.
6. Le percepteur des taxes commerciales
7. Toge traditionnelle éthiopienne
8. Commandant de la force armée impériale éthiopienne, un des plus hauts grades militaires
9. Plante d'origine africaine, 5ème céréale mondiale, cultivée soit pour ses graines, soit pour le fourrage
10. Plante cultivée comme céréale secondaire en Afrique
11. 5ème calife abbasside de Bagdad, dont l'image est idéalisée dans les contes de fée "Mille et une nuit'
12. En français dans le texte.
13. Dans la mythologie grecque, fille du roi Minos et femme de Thésée qui brûlait d'amour pour son beau-fils Hippolyte; rejetée par lui, elle se suicida
14. G. E. Grumm-Grzhimaylo (1860-1936) - géographe et zoologiste
15. Coiffure en laine portée dans certains pays musulmans.
16. Partie de la croupière qui porte la queue du cheval.
17. Un des plus hauts titres à la cour impériale et dans les provinces
18. Commandant de l'avant-garde, équivalent d'un baron.
Un jour de Décembre de l'année 1912, je me trouvais dans une de ces charmantes petites pièces, encombrées de livres, à l'Université de Saint-Pétersbourg, dans laquelle des étudiants de tous niveaux, et parfois aussi des professeurs, buvaient du thé en se moquant quelque peu des spécialités des uns et des autres. J'attendais un célèbre égyptologue, à qui j'avais moi-même rapporté, en cadeau d'un précédent voyage, un diptyque abyssin : la Vierge Marie portant un nourrisson d'un côté, et un Saint avec un membre coupé de l'autre. Dans cette petite réunion, mon diptyque eut un succès médiocre : un auteur classique parla de son anti valeur artistique, un grand connaisseur de la Renaissance de l'influence européenne qui le dévalorisait, un ethnographe de sa préférence pour l'art des peuples autochtones de Sibérie. Ils s'intéressaient beaucoup plus à mes voyages, me posant des questions habituelles dans ce genre de situation : y a-t-il beaucoup de lions, les hyènes sont-elles dangereuses, quelle est la réaction des voyageurs en cas d'attaque des Abyssins. J'avais beau assurer qu'il fallait chercher les lions durant des semaines, que les hyènes étaient plus peureuses que des lièvres, que les Abyssins respectaient la loi à la lettre et qu'ils n'avaient jamais attaqué personne, mais je me rendis compte qu'ils ne me croyaient pas vraiment. Il semblait plus difficile de briser une légende que d'en créer une.
À la fin de mon récit, le professeur G me demanda si j'avais déjà fait le récit de mon voyage à l'Académie des Sciences. Je m'imaginai tout de suite ce colossal bâtiment blanc avec ses préaux, ses escaliers, ses passages étroits et toute une forteresse qui protégeait la science officielle contre le monde extérieur ; les appariteurs galonnés cherchant à savoir qui précisément je venais voir ; et enfin le visage froid de la secrétaire de service, annonçant que l'Académie ne s'intéressait pas aux travaux privés, qu'elle avait des chercheurs, ainsi que d'autres phrases tout aussi décourageantes. En outre, en tant qu'homme de lettres, j'étais habitué à considérer les académiciens comme des anciens ennemis. Bien entendu, je fis état d'une partie de mes réflexions, dans une forme adoucie, au professeur G. Cependant, à peine d'une demi-heure après, je me retrouvai, une lettre de recommandations dans les mains, dans un escalier de pierre en colimaçon devant la porte de la réception d'un des maîtres des destins académiques.
Dès lors, cinq mois passèrent. Durant ce temps, je fréquentai beaucoup les escaliers internes et les cabinets spacieux et encombrés par des collections pas encore étudiées, les greniers et les sous-sols des musées de cet immense bâtiment blanc sur la Néva. Je rencontrai des chercheurs dont on aurait dit qu'ils venaient de sortir des pages d'un roman de Jules Verne, et aussi qui parlaient, les yeux brillant d'enthousiasme de pucerons et coccidae, et aussi dont le rêve était de se procurer la peau d'un chien sauvage rouge qu'on trouvait en Afrique centrale, et aussi qui, tel Baudelaire, étaient prêts à croire en une véritable divinité dans des petites idoles faites de bois et d'ivoire. Et quasiment partout l'accueil que l'on me réservait frappait par sa simplicité et sa cordialité. Les princes de la science officielle, tels de véritables princes, se trouvaient être bien intentionnés et bienveillants.
J'ai un rêve, viable malgré toute la difficulté de sa réalisation. Parcourir du sud au nord le désert Danakil situé entre l'Abyssinie et la mer Rouge, explorer le cours inférieur de la rivière Awash, apprendre à connaître des tribus dispersées là-bas, inconnues et mystérieuses. Nominalement, elles se trouvent sous l'autorité du gouvernement abyssinien, mais en réalité elles sont libres. Et puisqu'elles font toutes parties d'une des tribus danakiliennes, assez habile bien que très violente, il est possible de les unir, et après avoir trouvé un débouché sur la mer, les civiliser ou au moins les arabiser. Dans la famille des peuples, un confrère s'ajoute encore. Et il possédait un débouché sur la mer. C'était Rageita, un petit sultanat indépendant, vers le nord de la région d'Obosk. Un coureur d'aventures russe (ils n'étaient pas moins en Russie qu'ailleurs) l'avait acquis pour le gouvernement russe. Mais notre Ministère des affaires étrangères le refusa.
Mon itinéraire ne fut pas accepté par l'Académie. Il coûtait trop cher. Je me résignai à ce refus, et présentai un autre itinéraire, qui fut accepté après quelques délibérations par le Musée d'anthropologie et d'ethnographie à l'Académie Impériale des Sciences.
Je devais partir pour le port de Djibouti1 dans le détroit de Bab-el-Mandeb, et de là prendre le train jusqu'à Harar. Ensuite, après avoir rassemblé une caravane dans le sud de la région qui se trouve entre la Corne de l'Afrique et les lacs Rudolf, Margherita et Haïk ; il était possible de couvrir une large zone de recherches ; faire des photographies, recueillir des collections ethnographiques, prendre note des chansons et légendes. De plus, on me réserva le droit de recueillir des collections zoologiques.
Je demandai l'autorisation d'emmener un assistant avec moi, et mon choix s'arrêta sur mon neveu I. L. Svertchkov, une jeune personne qui aimait la chasse et les sciences naturelles. Il se distinguait à tel point par son caractère accommodant qu'il prenait déjà, dans un désir de sauvegarder la paix, le chemin de toutes sortes de difficultés et de dangers.
Les préparatifs pour le voyage occupèrent un mois de dur labeur. Il fallut se procurer une tente, des fusils de chasse, des selles, des sacs, des attestations, des lettres de recommandation, etc etc.
J'étais si exténué que je passai toute la journée de la veille du départ au lit et fiévreux. Décidément, les préparatifs pour le voyage étaient plus fatigants que le voyage lui-même.
Le 7 avril nous partîmes de Saint-Pétersbourg, le 9 avril au matin nous étions à Odessa.
Odessa produit une étrange impression sur les habitants du Nord. Comme si c'était une ville étrangère, russifiée par un administrateur diligent. Des immenses cafés remplis de démarcheurs élégants mais suspects. La promenade nocturne sur la rue Deribasovskaïa qui rappelle à cette heure le boulevard Saint Michel à Paris. Et le patois, ce patois spécifique d'Odessa, avec ses accents changeants, son emploi incorrecte des cas, et ses mots nouveaux et opposés. Il semble que dans ce patois, la psychologie d'Odessa se fait plus clairement sentir, sa foi enfantine et naïve en la toute-puissance de l'artifice, sa soif extatique de succès. À l'imprimerie dans laquelle j'imprimai mes cartes de visite, le dernier numéro du journal d'Odessa, imprimé sur place le soir, me tomba sous les yeux.
Après l'avoir déplié, je vis un poème de Sergueï Gorodetsky dont seulement une ligne était modifiée, et imprimé sans signature. Le gérant de l'imprimerie m'informa que ce poème avait été apporté par un poète débutant et qu'il se l'était attribué.
Évidemment, à Odessa il y a beaucoup de personnes irréprochablement honnêtes, même au sens nordique du mot. Mais ce ne sont pas eux qui ont le dernier mot. Sur le cadavre en décomposition de l'Orient étaient apparus des petits vers agiles, son avenir. Leurs noms : Port-Saïd, Smyrna et Odessa.
Le 10 Avril, à bord du bateau à vapeur de la flotte volontaire « Tambov », nous prîmes le large. Environ deux semaines auparavant, la mer Noire, dangereuse et déchaînée, était calme comme un lac. Les vagues s'ouvraient avec douceur sous la pression du vapeur, dont l'hélice imperceptible battait l'eau, comme le cœur d'une personne qui travaille. On ne voyait pas l'écume, mais seulement s'enfuir de l'eau dérangée une bande couleur vert-pâle ressemblant à la malachite. Un banc de dauphins nageait à proximité du vapeur, tantôt le devançait, tantôt restait en arrière, et de temps en temps, comme prit d'une impétueuse attaque de joie, sautait en laissant apparaître leur dos mouillé luisant. La nuit tombait, la première sur la mer, sacrée. Des étoiles, jusqu'alors invisibles, brillaient depuis longtemps, et le bouillonnement de l'eau se faisait plus audible. Est-il possible que des gens n'aient jamais vu la mer ?
Le 12 Avril au matin, nous arrivâmes à Constantinople. Derechef, celle-ci n'est jamais lassante, malgré la beauté décorative et ostentatoire du détroit de Bosphore, des golfes, des bateaux à voile latine blanche, sur lesquels des Turcs d'humeur joyeuse rient les dents au vent, des maisons collées le long du littoral et entourées de cyprès et de lilas florissants, des créneaux et des tours des anciennes forteresses, et le soleil si particulier de Constantinople, radieux et non ardent.
Nous passâmes devant l'escadre des puissances européennes, introduite dans le détroit de Bosphore en cas de troubles. Immobile et grise, elle menaçait d'un air stupide la ville bruyante et colorée. Il était huit heures, l'heure de jouer l'hymne national. Nous entendîmes l'anglais résonner calmement et fièrement, le russe pieusement et l'espagnol de manière si festive et admirable, comme si toute cette nation se composait de jeunes gens de vingt ans, réunis pour danser.
Dès que l'ancre fut jetée, nous prîmes place dans un rafiot turc et nous rendîmes vers le rivage, sans dédaigner le plaisir, habituel dans le détroit de Bosphore, de se retrouver dans la vague laissée par un bateau à vapeur qui venait de passer, et de se balancer à une allure folle durant quelques secondes. En Galatie, la partie grecque de la ville où nous accostâmes, régnait une habituelle animation. Mais aussitôt après avoir traversé le large pont en bois qui passait au-dessus de la Corne d'Or et nous être retrouvés à Istanbul, nous fûmes frappés par un silence peu habituel et l'abandon. Beaucoup de magasins étaient fermés, les cafés étaient vides, et dehors il n'y avait quasiment que des vieillards et des enfants. Les hommes étaient à Çatalca. On venait d'apprendre la nouvelle à propos du soulèvement de Shkodër. La Turquie l'accepta avec le même calme qu'une bête traquée et blessée accuserait un nouveau coup.
À travers des rues étroites et poussiéreuses entourées de maisons silencieuses, dans lesquelles on imaginait fontaines, roses et belles femmes comme dans « Les milles et une nuit », nous arrivâmes à Sainte Sophie. Dans la cour ombragée qui l'entourait, des enfants à demi-nus jouaient, et quelques derviches, assis près du mur, étaient plongés dans la contemplation.
Contrairement à d'habitude, on ne voyait pas un seul Européen.
Nous rabattîmes la natte accrochée aux portes et entrâmes dans le couloir frais et à moitié obscur encerclant le temple. Un gardien à l'air lugubre nous fît chausser des souliers en cuir, pour ne pas profaner les Saints de ce lieu avec nos pieds. Nous passâmes encore une porte, et devant nous se trouvait le cœur de Byzance. Pas de colonnes, pas d'escaliers ni de niches, cette allégresse facilement accessible des temples gothiques, mais seulement l'espace et son harmonie. Comme si l'architecte s'était donné pour but de sculpter l'air. L'infiltration de la lumière rendait les quarante fenêtres sous la coupole, d'argent. Des étroits trumeaux soutenaient la coupole, donnant l'impression qu'elle était extraordinairement légère. Des tapis mous assourdissaient nos pas. Sur les murs on distinguait encore les ombres effacées des anges turcs. Un petit Turc aux cheveux blancs, portant un turban vert, erra un moment autour de nous de manière obstinée. Il devait nous surveiller, pour que nous ne perdions pas avec les souliers. Il nous montra une entaille dans un mur, faite par l'épée du sultan Mehmet II; la trace de sa main était humectée de sang ; le mur dans lequel, selon la légende, entra un patriarche aux saintes offrandes à l'apparition des Turcs. Son explication devînt ennuyante, et nous sortîmes. Nous payâmes pour les souliers, payâmes le guide que nous n'avions pas désiré, et j'insistai pour retourner au vapeur.
Je ne suis pas un touriste. Pour quelle raison devrais-je, après la visite de Sainte Sophie, me rendre dans un bazar bouillonnant, avec ses tentations de soie et de grains de verre, ses coquettes plumes, et même ses incomparables cyprès du cimetière Soulemanie. Je vais en Afrique et j'ai lu « Notre Père » dans le plus sacré des temples. Quelques années auparavant, aussi sur le chemin pour l'Abyssinie, je jetai un Louis d'or dans la fissure du temple « Pallas Athéna » à Acropolis, et je crus qu'une déesse m'accompagnerait de manière invisible. À présent j'avais pris de l'âge.
À Constantinople, un nouveau passager se joignit à nous. Il s'agissait du consul turc qui venait d'être nommé à Harar. Nous nous entretînmes longuement à propos de littérature turque, des coutumes abyssiniennes, mais plus que tout à propos de politique étrangère. C'était un diplomate bien inexpérimenté et un grand rêveur. Nous tombâmes d'accord pour proposer au gouvernement turc d'envoyer un instructeur dans la Corne d'Afrique pour y former une armée irrégulière de musulmans du pays. Elle aurait pu servir pour la répression des Arabes du Yémen qui s'insurgent sans cesse, d'autant plus que les Turcs avaient du mal à supporter la chaleur d'Arabie.
Deux, trois autres projets de ce genre et nous étions à Port-Saïd. Là-bas, une déception nous attendait. Il s'avéra qu'il y avait le choléra à Constantinople, et tout contact avec la ville nous était interdit. Les Arabes nous apportèrent des provisions, qu'ils nous remirent sans monter à bord, et nous entrâmes dans le canal de Suez.
Tout le monde ne peut pas s'éprendre du canal de Suez, mais celui qui s'en éprend l'aimera pour un long moment. Cette étroite bande d'eau immobile possède un charme mélancolique tout à fait particulier.
D'un côté, le rivage africain, où sont éparpillées des maisonnettes d'Européens, couvertes de mimosas courbés avec de la verdure étrangement bistre, comme après un incendie, et des bananiers nains et trapus; de l'autre, le rivage asiatique, et ses vagues de sable roux-cendré et brûlant. Une chaîne de chameaux passe lentement en sonnant des clochettes. De temps en temps, une bête, un chien peut-être, une hyène ou un chacal se montre, regarde avec méfiance et s'enfuit. Des grands oiseaux blancs tournent en cercle au-dessus de l'eau ou se posent sur une cheminée pour se reposer. Çà et là, des Arabes à demi-nus, des derviches ou des sans-le-sou, qui n'ont pas trouvé de place dans les villes, sont assis au bord de l'eau et la contemplent sans détacher leur regard, comme s'ils s'essayaient à la magie. Devant et derrière nous, d'autres bateaux à vapeur avancent. La nuit, quand les phares s'allument, on dirait un convoi funèbre. Il leur arrive souvent de s'arrêter afin de laisser passer un bateau en sens inverse, qui va lentement et silencieusement, comme une personne préoccupée. Ces heures calmes sur le canal de Suez apaisent et bercent l'âme, pour qu'ensuite elle soit prise au dépourvu par le charme violent de la mer Rouge.
Elle est la plus chaude de toutes les mers, et représente un tableau à la fois terrible et magnifique. L'eau, tel un miroir, reflète les rayons presque verticaux du soleil, comme de l'argent fondu aux extrémités. On voit trouble et la tête nous tourne. Ici les mirages sont fréquents, et je voyais sur le rivage des bateaux brisés, trompés par les rayons. Les îles, des rochers abruptes et nus éparpillés ça et là, ressemblent à des monstres africains encore inconnus. Une tout particulièrement ressemble à un lion prêt à bondir, dont il nous semble voir la crinière et la gueule ouverte. Ces îles sont inhabitées à cause de l'absence de source d'eau. En s'approchant du bord, on pouvait voir que l'eau était bleue pâle, comme les yeux d'un assassin. De temps en temps en surgissent, faisant peur car de manière inattendue, d'étranges poissons volants.
La nuit est encore plus merveilleuse et lugubre. On dirait que la Croix du Sud pend latéralement dans le ciel, qui, comme atteint d'une divine maladie, est recouvert d'une éruption dorée d'autres étoiles innombrables. À l'occident des éclairs de chaleur jaillissent: loin en Afrique, les orages tropicaux brûlent des forêts et détruisent des villages entiers. Dans l'écume laissée par le bateau, des lueurs blanchâtres scintillent; ce sont les fluorescences de la mer. La chaleur du jour baissa, mais il restait dans l'air une touffeur humide et désagréable. On pouvait sortir sur le pont et tomber dans un sommeil agité, rempli de cauchemars fantasques.
Nous jetâmes l'ancre avant Djedda, où on ne nous laissa pas passer, car la peste s'y était propagée. Je ne connais rien de plus beau que les hauts-fonds verts vifs de Djedda, bordés par une écume légèrement rosée. Peut-être est-ce en leur honneur que les hadjis, des musulmans qui se rendent à la Mecque, portent des turbans verts.
Pendant qu'un agent de la compagnie préparait différents papiers, le principal assistant du capitaine décida de pêcher le requin. Un immense crochet avec dix livres de viande pourrie, attaché à un solide câble, servit de ligne, un rondin en guise de flotteur. Une attente tendue dura trois heures et quelques.
Tantôt on ne voyait pas du tout de requins, tantôt ils nageaient si loin que leurs poissons-pilotes ne pouvaient pas apercevoir les hameçons.
Un requin est extrêmement myope, il est toujours escorté par deux jolis petits poissons qui le guident jusqu'à sa proie.
Enfin, dans l'eau, une ombre d'un sagène2 et demi de longueur apparut, et le flotteur, après s'être mis à tourner plusieurs fois, plongea dans l'eau. Nous tirâmes sur la corde, mais nous sortîmes seulement le crochet. Le requin avait juste mordu l'appât, mais ne l'avait pas avalé. À présent, probablement chagriné par la disparition de la viande à l'odeur appétissante, il nageait en rond quasiment à la surface de l'eau qu'il soulevait avec la queue. Les poissons-pilotes, décontenancés, tourbillonnaient ici et là. Nous nous dépêchâmes de lancer à nouveau le crochet. Le requin se jeta dessus sans plus aucune restriction. Le câble se tendit d'un coup en menaçant de s'arracher, puis il se relâcha, et sur l'eau apparut une tête toute luisante avec des petits yeux méchants. Dix matelots tirèrent le câble dans un effort. Le requin remuait avec rage, on l'entendait frapper le bord du bateau avec sa queue. L'assistant du capitaine, penché par-dessus bord, tira sur lui cinq balles de revolver. Il tressaillit et se calma un peu. Cinq trous noirs apparurent sur sa tête et sur son museau blanchâtre. Dans un nouvel effort, ils le rapprochèrent du bord. Quelqu'un le toucha derrière la tête, et il claqua des dents. Il était toujours vivant et rassemblait ses forces pour une dernière bataille. Alors, après avoir attaché un couteau à un long bâton, l'assistant du capitaine l'enfonça dans la poitrine d'un coup fort et adroit, et toujours dans un effort, porta l'entaille jusqu'à la queue. L’eau se mit à couler mélangée avec du sang. La rate rose d'environ deux archines3 de grandeur, le foie spongieux et les intestins glissèrent et finirent dans l'eau, telle une forme étrange de méduses. Le requin se fit d'un coup plus léger, et ils le tirèrent sans effort sur le pont. Le cuisinier de bord, armé d'une hache, se mit à lui couper la tête. Quelqu'un sortit le cœur et le jeta sur le sol. Il battait, faisant par-ci par-là des sauts de grenouille. Dans l'air il y avait une odeur de sang.
Dans l'eau, près du bord, s'agitait un pilote abandonné. Son compagnon avait manifestement disparu, rêvant de dissimuler quelque part dans des baies lointaines l'infamie d'une trahison involontaire. Et celui-ci, fidèle jusqu'à la fin, bondissait hors de l'eau, souhaitant voir ce qu'ils faisaient avec son ami, tournait autour des entrailles qui flottaient, près desquels s'approchaient déjà d'autres requins avec des intentions très explicites, et exprimait par tous les moyens son inconsolable désespoir.
Ils coupèrent la mâchoire du requin pour cuire ses dents, et jetèrent le reste à la mer. Le coucher de soleil de ce soir-là sur les hauts-fonds verts de Djedda fut large et jaune vif avec la tache écarlate du soleil au milieu. Ensuite il prit une tendre couleur cendrée, puis verdâtre comme si la mer se reflétait dans le ciel. Nous levâmes l'ancre et partîmes droit sur la Croix du Sud. Le soir, on m'apporta trois dents blanches et crénelées du requin comme part qui me revenait. Au bout de quatre jours, après être passé par la peu accueillante Bâb-el-Mandeb, nous nous arrêtâmes près de Djibouti.
CHAPITRE SECOND
Djibouti se situe sur le rivage africain du golfe d'Aden au sud d'Obock, à l'extrémité du golfe de Tadjourah. Sur la plupart des cartes géographiques, seule Obock est marquée, mais elle a, au jour d'aujourd'hui, perdu tout intérêt. À peine un Européen obstiné y vit, et les gens de la mer affirment, non sans raison, que Djibouti l'a « mangé ». À Djibouti se trouve le futur. Son commerce ne cesse de s’accroître, et le nombre d'habitants européens aussi. Quatre années auparavant, quand j'y allai pour la première fois, ils n'étaient que trente, et à présent ils sont quatre-cent.
Mais elle parviendra définitivement à maturité lorsque la construction du chemin de fer, qui la reliera à Addis-Abeba, la capitale de l'Abyssinie, sera achevée. Alors, elle triomphera même de Massaoua, parce qu'ici, au sud de l'Abyssinie, il y a beaucoup plus d'articles d'exportation : des peaux de bœuf, du café, de l'or et de l'ivoire. Seulement, il est dommage qu'il y règne des Français, qui d'ordinaire se comportent de manière négligée envers leurs colonies, pensant qu'ils accomplissent leur devoir en y envoyant quelques fonctionnaires complètement étrangers au pays et ne s'y plaisant pas. Le chemin de fer n'est même pas subventionné.
Nous quittâmes le bateau pour nous rendre sur le rivage à bord d'un canot à moteur. C'est une innovation. Autrefois, ils se servaient de chaloupes, dans lesquelles des Somalis nus ramaient, se querellaient, plaisantaient et de temps à autre sautaient dans l'eau comme des grenouilles. Sur le plat rivage, des maisons blanches étaient dispersées ça et là. Sur un rocher dominait le palais du gouverneur au milieu d'un jardin de cocotiers et bananiers. Nous laissâmes nos affaires à la douane et nous rendîmes à pied à l'hôtel.
Là, nous apprîmes que le train avec lequel nous devions nous rendre au fin fond du pays, partaient tous les mardis et samedis. Il nous fallait rester à Djibouti trois jours.
Je n'étais pas affligé par un tel retard, car j'aime cette petite ville, sa vie paisible et sereine. De midi à seize heures, les rues semblent devenir désertes ; toutes les portes sont fermées, et parfois un Somali, tel une mouche endormie, se traîne. À ces heures, il convient de dormir comme nous le faisons la nuit. Mais ensuite, on ne sait d'où surgissent des équipages, et même des automobiles, conduites par des Arabes portant des turbans bigarrés, des casques blancs d'Européens, et même des costumes clairs, pressés de rendre visite aux dames. Les terrasses des deux cafés se remplissent de monde.
Entre les tables marche un nain, un Arabe de vingt ans et d’une archine de hauteur, avec un minois d'enfant et une énorme tête épatée. Il ne demande rien, mais si on lui donne un morceau de sucre ou une menue monnaie, il remercie d'un air sérieux et poliment, avec une grâce orientale tout à fait particulière, élaborée un millénaire auparavant. Ensuite tous vont se promener. Au déclin du jour, les rues se remplissent d'une douce obscurité, dans laquelle se dessinent nettement des maisons construites dans un style arabe, avec des toits plats et des créneaux, des embrasures rondes et des portes en forme de trous de serrure, avec des terrasses, des arcades et autres fantaisies, le tout d'une blancheur éblouissante. Un de ces soirs semblables, nous fîmes un charmant voyage dans un jardin de campagne en compagnie de Monsieur Galeb, marchand grec et vice-consul russe, sa femme et Mozar-bej, le consul turc dont je parlai plus haut. Là-bas, il y a des étroits sentiers entre des platanes et des bananiers, on entend le bourdonnement des gros scarabées et l'air, comme dans une serre, est chaud et empli de parfums. Au fond des profonds puits en pierre brille légèrement l'eau.
Par-ci par-là on peut voir un mulet attaché ou un gentil zébu4. Quand nous en sortîmes, un vieil Arabe nous apporta un bouquet de fleurs et des grenades qui, hélas !, n'étaient pas mûres.
Ces trois jours à Djibouti passèrent vite. Le soir nous nous promenions, le jour nous foulions le bord de la mer en essayant en vain d'attraper ne serait-ce qu'un crabe (ils couraient étonnamment vite, de côté, et se tapissaient dans des trous à la moindre alerte), et le matin nous travaillions. Tous les matins, des Somalis de la tribu des Issas venaient me voir à l'hôtel, afin que je note leurs chansons. D'eux, j'appris que cette tribu avait un roi... Un Ugaas qui vit dans le village d'Haraoua se situant à trois cents kilomètres au sud-est de Djibouti ; qu'il se trouve dans une situation de constante animosité avec les Danakils du nord qui, hélas, arrivent toujours à les vaincre ; que Djibouti (selon le Somali Hamadou) est construite à la place de ce qui fut autrefois une oasis non peuplée et qu'à quelques journées de route de là se trouvent encore des gens qui adorent les pierres noires ; la plupart d'entre eux étant des musulmans croyants. Les Européens qui connaissent bien le pays m'avaient également raconté que cette tribu était considérée comme une des plus violentes et malignes de toute l'Afrique orientale. Ils attaquent en général la nuit et massacrent tout le monde, sans exception. Il ne faut pas se fier au guide de cette tribu.
Les Somalis manifestent un certain goût dans le choix des ornements pour leurs boucliers et leurs pots, dans la fabrication de colliers et bracelets, ils sont même des créateurs de mode parmi les tribus qui les entourent, mais sans inspiration poétique. Leurs chansons, décousues de sens, pauvres en images, ne sont rien en comparaison de la majestueuse simplicité des chansons abyssiniennes et du tendre lyrisme des Gallas. J'en citerai une d'amour en exemple, un texte dont la transcription russe est amenée en apposition.
CHANSON
"Berriga, où la tribu d'Issa vit, Gourti, où la tribu de Gourgoura vit, Harar, qui est plus haut que la terre des Danakils, les gens de Galbet, qui n'abandonnent pas leur patrie, les gens de petite taille, le pays, où règne Isaak, le pays au delà de la rivière de Sellel', où règne Samarron, le pays, où au chef Darotou Gallasy on porte l'eau des puits de cette partie de la rivière d'Oueba, -tout le monde j'ai visité, mais Marian est plus beau que toute cela. Magana sois bénie. Reraoudal, où tu es plus modeste, il est plus beau et il est plus agréable parla couleur de la peau, que toutes les femmes arabes".
À vrai dire, tous les peuples primitifs aiment dans la poésie l'énumération des noms familiers, si on se rappelle quand même la liste homérique des navires, mais chez les Somalis ces énumérations sont froides et ne varient pas.
Trois jours passèrent. Le quatrième jour, alors qu'il faisait encore nuit, un domestique arabe, une bougie à la main, fit le tour des chambres de l'hôtel, réveillant ceux qui partaient à Dire Dawa. Encore endormis, mais contents de la fraîcheur matinale, si plaisante après l'insupportable chaleur de l'après-midi, nous nous rendîmes à la gare. Nos affaires avaient été emmenées par avance là-bas dans une charrette à bras. Le voyage en seconde classe, dans laquelle voyagent d'ordinaire tous les Européens, coûte 62 francs par personne, un peu cher pour dix heures de train mais il en est de même pour tous les chemins de fer coloniaux. La troisième classe est exclusivement destinée aux indigènes et la première, qui coûte deux fois plus cher alors qu'elle n'a rien de mieux que la seconde classe, accueille en général uniquement des membres de la légation diplomatique et quelques snobs allemands. Les locomotives sont bruyantes, et ont des noms rien moins que justifiés : l’Éléphant, le Buffle, Puissant, etc.
Déjà à quelques kilomètres de Djibouti, quand la montée commençait, nous avancions à une vitesse d'un mètre par minute, et deux Noirs allaient devant et sablaient les rails mouillés par la pluie.
Les paysages vus par la fenêtre étaient mélancoliques, mais pas dépourvus d'air majestueux. Le désert brun et rude, effrité, tout dans les fissures et les crevasses de la montagne, et puisque c'était la saison des pluies, des torrents troubles et des lacs entiers remplis d'eau sale. D'un arbuste sort en courant un dik-dik, une petite antilope abyssinienne, paire des chacals5. Ils se déplacent toujours en couple, et regardent avec curiosité. Des Somalis et Danakils, avec une immense chevelure ébouriffée, se tiennent debout, s'appuyant sur des lances. Les Européens étudient seulement une petite partie du pays, notamment celle par laquelle passe le chemin de fer, mais à droite et à gauche de ce dernier : c'est le mystère. Dans les petites stations des enfants noirs et nus, tendaient vers nous leurs petites menottes et mélancoliquement, comme une chanson, chantaient un mot populaire dans tout l'Est : argent (cadeau).
À quatorze heures, nous arrivâmes en gare d'Aïcha, à 160 kilomètres de Djibouti, c'est-à-dire à la moitié du chemin. Là-bas, un buffetier grec cuisine des petits-déjeuners passables pour les voyageurs. Ce Grec se trouve être un patriote, et en tant que Russes, il nous accueillit à bras ouverts, nous installa aux meilleures places, fit le service lui-même, mais, hélas !, de ce même patriotisme il se conduit de manière extrêmement froide envers notre ami le consul turc. Il me fallut le prendre à part et lui faire une remontrance appropriée, ce qui se révéla très difficile, car à part le grec, il ne parlait que quelques mots d'abyssinien.
Après le petit-déjeuner, on nous fit savoir que le train n'irait pas plus loin, car la route était détrempée par les pluies, et les rails étaient suspendus en l'air. Quelqu'un s'avisa de s'énerver, comme si cela allait aider. La fin de la journée passa dans une accablante attente, seul le Grec ne cachait pas sa joie : on n'allait pas seulement prendre le petit-déjeuner chez lui, mais aussi le déjeuner. La nuit, chacun s'installa comme il put. Mon compagnon de voyage resta dormir dans le wagon, moi j'acceptai imprudemment l'invitation des conducteurs français à dormir dans leur logis, où il y avait un lit de libre, et jusqu'à minuit j'entendis leur bavardage ridicule sur leur travail. Au matin il fut reconnu que le chemin n'était pas seulement non réparé, mais qu'il fallait pour le moins 8 jours, pour avoir la possibilité d'avancer, et que ceux qui le désiraient pouvaient retourner à Djibouti. Tous le désiraient, à l'exception du consul turc et de nous deux. Nous restâmes car à la gare d'Aïcha la vie coûtait moins cher qu'en ville. Le consul turc, je pense, seulement par sentiment de camaraderie, d'autant plus que nous avions tous trois un vague espoir de nous rendre d'une quelconque manière à Dire Dawa avant 8 jours. L'après-midi nous partîmes en promenade ; nous gravîmes une colline peu élevée, couverte de petites pierres tranchantes qui ruinèrent pour toujours nos chaussures, nous poursuivîmes un grand lézard qui mordait, que nous attrapâmes finalement, et sans s'en apercevoir, nous nous éloignâmes d'environ 3 kilomètres de la gare. Le soleil déclinait ; nous étions déjà sur le chemin du retour quand soudain nous vîmes deux soldats abyssiniens de la gare courir vers nous en brandissant les armes. «Mydernou» (qu'y a-t-il?) demandai-je en voyant leurs visages inquiets. Ils expliquèrent que les Somalis dans cette contrée étaient très dangereux, qu'ils jetaient en embuscade leurs lances aux passants, en partie par espièglerie, en partie parce que selon leur coutume on ne pouvait se marier seulement après avoir tué une personne. Mais ils n'attaquaient jamais une personne armée. Ensuite on me confirma la véracité de ces récits, et je vis moi-même à Dire Dawa des enfants lancer en l'air un bracelet et le transpercer au vol avec une lance adroitement jetée. Nous retournâmes à la gare, escortés par les Abyssins qui examinaient avec méfiance chaque arbuste, chaque tas de pierres.
Le jour suivant arriva de Djibouti un train d'ingénieurs et manœuvres pour la réparation de la voie. Un coursier transportant le courrier pour l'Abyssinie arriva avec eux.
On savait déjà à ce moment-là que la voie était détériorée sur quatre-vingts kilomètres de longueur, mais que l'on pouvait essayer de les passer sur une draisine. Après de longues altercations avec l'ingénieur en chef, nous prîmes deux draisines : une pour nous, l'autre pour les bagages. Un achker (soldat abyssinien) s'installa avec nous pour nous protéger, ainsi que le coursier. Quinze Somalis de grande taille, criant de manière rythmique « eïdekhe, eïdekhe » - la génération russe des « bateliers », non politique mais ouvrière -, prirent par les manches les draisines, et nous partîmes.
Effectivement, le chemin était difficile. Sur les ravines, les rails tremblaient et pliaient, et il fallait aller à pied par-ci par-là. Le soleil brûlait tant que nos mains et nos coudes se couvrirent des cloques en une demi-heure. De temps en temps, de fortes bourrasques nous envoyaient de la poussière. Les alentours étaient très riches en gibier. Nous vîmes à nouveau des chacals, des gazelles et même au bord d'un marais quelques marabouts, mais ils étaient trop loin. Un de nos achkers réussit à tuer une canepetière presque aussi grande qu'une petite autruche. Il était très fier de sa réussite.
Au bout de quelques heures nous rencontrâmes une locomotive et deux wagons plateformes apportant les matériaux pour la réparation de la voie. On nous invita à monter et durant une heure encore nous voyageâmes de manière primitive. Enfin, nous trouvâmes le wagon qui devait nous emmener à Dire Dawa au matin suivant. Nous dînâmes de la confiture d'ananas et un biscuit que nous trouvâmes par hasard et passâmes la nuit dans la gare.
Il faisait froid, le mugissement d'une hyène se faisait entendre. À huit heures du matin, devant nous dans un bosquet de mimosas, scintillaient çà et là les blanches maisonnettes de Dire Dawa.
Comment être un voyageur qui inscrit consciencieusement ses impressions dans son journal ? Comment avouer ce qui attire son attention en premier en entrant dans une nouvelle ville ? C'est les lits propres aux draps blancs, le petit déjeuner sur une table recouverte par une nappe, les livres et la possibilité d'un doux repos.
Je suis loin de nier le charme en partie fameux « des collines et des ruisseaux ». Le coucher du soleil dans le désert, le passage d'un cours d'eau débordant, les rêves d'une nuit passée sous les palmiers, resteront pour toujours parmi les plus bouleversants et les plus beaux moments de ma vie. Mais quand la vie quotidienne culturelle qui a eu le temps de devenir un conte de fée pour le voyageur se transforme instantanément en réalité, - que les amateurs urbains de la nature se moquent de moi -, c'est aussi très bien. Et avec reconnaissance je me rappelle ce gecko, un petit lézard complètement transparent, qui courait sur les murs de la chambre et qui, pendant que nous prenions le petit déjeuner, attrapait au-dessus de nous des moustiques et de temps en temps tournait vers nous son museau laid mais cocasse.
Il fallait rassembler une caravane. Je décidai de prendre des domestiques à Dire Dawa, et d'acheter des mulets à Harar, où ils coûtaient moins cher. Nous trouvâmes rapidement des domestiques : Khaïle, un Noir de la tribu Mangalia qui parlait mal, mais couramment français, fut pris en tant qu'interprète, un Harari, Abdoulaïe qui ne connaissait que quelques mots de français, par contre qui possédait un mulet, en tant que chef de caravane, et un couple de noirauds vagabonds aux pieds légers en tant qu'achkers.
Ensuite nous louâmes pour le lendemain des selles pour les mulets, et nous partîmes flâner en ville, l'âme en paix.
Dire Dawa avait bien grandi ces trois dernières années, tant que je ne voyais pas particulièrement sa partie européenne. Je me rappelle l'époque où elle n'avait que deux rues, à présent il y en avait une dizaine. Il y a des jardins remplis de fleurs, des cafés spacieux. Il y a même un consul français. Toute la ville est divisée en deux parties, de chaque côté du lit d'une rivière sèche, qui ne se remplit que par temps de pluie : la partie européenne est la plus proche de la gare, et la partie indigène n'est qu'un simple amoncellement désordonné de cases, de clôtures pour le bétail et de rares boutiques. Dans la partie européenne vivent des Français et des Grecs. Les Français sont les maîtres de la situation : soit ils travaillent sur le chemin de fer, où ils reçoivent un bon traitement, soit ils tiennent les hôtels les plus éclatants ou un grand commerce ; le chef de la poste est Français, et le docteur aussi. Ils sont respectés, mais n'aiment pas faire preuve de façon permanente de hauteur envers les races colorées. Tous les petits commerces de l'Abyssinie qui sont tenu par des Grecs et parfois par des Arméniens, les Abyssins les appellent « gric », et les séparent des autres Européens, « frendjeï ». Dans la société européenne, c'est-à-dire française, à part quelques exceptions ils ne sont pas acceptés, bien que certains d'entre eux soient aisés. Dans un petit café grec, qui se transforme le soir en véritable maison de jeu, j'ai vu des mises de quelques centaines de thalers, qui appartiennent à des loqueteux très suspects.
Dans la partie européenne de la ville, il n'y a ni voitures, ni lampadaires. Les rues sont éclairées par la lune et par les fenêtres des cafés.
Dans la partie indigène de la ville on peut flâner toute la journée sans s'ennuyer. Dans deux grandes boutiques qui appartiennent aux riches Hindous Djiovadji et Mohamet-Ali, on trouve des vêtements brodés de soie d'or, des sables courbés dans des fourreaux en maroquin, des dagues aux ciselures en argent et toutes sortes d'ornements orientaux qui sont une caresse pour les yeux. Tout cela est vendu par des importants Hindous corpulents, vêtus de chemises d'une blancheur éblouissante sous leurs sarreaux et des toques en soie en forme de crêpe. Des Arabes du Yémen, ainsi que des marchands, et principalement des commissionnaires traversent cette partie de la ville. Des Somalis, habiles dans différents ouvrages à la main, comme tresser des nattes à même le sol, fabriquent des sandales sur mesure. En passant devant les cases des Gallas, on sent l'odeur de l'encens, leur papier favori. Devant la maison du nagadras6 danakilien (à proprement parler, le chef des marchands, mais en réalité un simple chef important), sont suspendues des queues d'éléphants tués par ses achkers. Avant étaient suspendues des défenses, mais depuis que les Abyssins ont conquis le pays, les pauvres Danakils doivent se contenter des queues. Les Abyssins, fusils sur l'épaule, marchent sans occupation avec un air indépendant. Pour eux, conquérants, il est indécent de travailler. Et derrière la ville commencent les montagnes, dans lesquelles des troupeaux de babouins rongent les euphorbes et des oiseaux avec un immense nez rouge volent.
Pour être sûr de ses achkers, il était indispensable de les enregistrer et d'être leur garant chez le juge municipal. J'allai le voir et j'eus l'opportunité d'assister à un procès abyssinien. Sur la terrasse de la maison, donnant sur une cour assez vaste, était assis le chef du tribunal, un Abyssin bien bâtit, les jambes repliées sous lui, et entouré soit d'adjoint soit tout simplement amis. À cinq pas devant lui était posé un rondin, que les plaideurs n'avaient pas le droit de franchir, même dans l'emportement de la défense ou de l'accusation.
La cour était bondée d'achkers soit qui appartenaient au juge, soit tout simplement curieux. À mon entrée, le juge me salua poliment, ordonna de m'amener une chaise et, voyant que je m'intéressais aux procès, m'apporta lui-même quelques éclaircissements. De l'autre côté du rondin se tenaient un grand Abyssin avec un beau visage, mais déformé par la rage, et un Arabe trapu, un pied sur le bout de bois, rempli de triomphe dans l'attente d'une victoire proche. Le fait était que l'Abyssin avait pris un mulet à l'Arabe pour aller quelque part, et le mulet creva. L'Arabe réclamait le paiement, l'Abyssin affirmait que le mulet était malade. Ils parlaient chacun leur tour. L'Abyssin sauta par-dessus le rondin et tout en argumentant il montra directement du doigt le juge. L'Arabe prenait de belles poses, défrichait et croisait sa chamma7 (un manteau blanc que portent tous les habitants de l'Abyssinie), et en parlant, choisissait son expression et visiblement, se donnait de la peine pour la galerie. En effet, un sympathique rire amical accompagnait son discours. Même le juge hocha la tête en souriant et balbutia : « Ojiou goût » (« c'est drôle »). Enfin, quand les deux plaideurs jurèrent sur la mort de Ménélik (en Abyssinie on jure toujours sur la mort d'un empereur ou d'un haut dignitaire), en affirmant le contraire, l'enthousiasme devînt général. Je n'attendis pas la fin, et après m'être inscrit auprès de l'achker, je partis, mais cela se voyait que l'Arabe allait gagner. Il est très difficile d'être en procès en Abyssinie. En général, c'est celui qui offre la meilleure offrande au juge, mais comment savoir combien l'adversaire a donné ? Trop donner aussi est désavantageux. Néanmoins, les Abyssins aiment les procès, et quasiment chaque querelle se finit par l'invitation traditionnelle au nom de Ménélik (bâ Ménélik II) à comparaître devant le tribunal.
L'après-midi il y eut une pluie torrentielle, si forte que le vent emporta le toit d'un hôtel grec qui, il est vrai, n'avait pas une construction particulièrement solide.
Le soir nous sortîmes faire un tour, et bien sûr, voir ce qu'il était arrivé à la rivière. Elle était méconnaissable, l'eau tourbillonnait comme dans un moulin. Particulièrement le bras devant nous, dans lequel se trouve une petite île, qui était extraordinairement en fureur. Des immenses vagues d'une eau complètement noire, enfin ce n'était même plus de l'eau mais de la terre et du sable levé du fond, volaient en roulant l'une par-dessus l'autre et en se heurtant contre le ressaut de la berge, rebroussaient chemin, montaient telles des colonnes et vrombissaient. Dans cette soirée silencieuse et mate, c'était un spectacle épouvantable mais magnifique. Sur la petite île, droit devant nous, se trouvait un grand arbre. À chaque coup, les vagues dévoilaient un peu plus ses racines, en l'éclaboussant d'écume. L'arbre tressaillait de toutes ses branches, mais il tenait bon. Il n'y avait presque plus de terre en-dessous de lui, et seulement deux ou trois (racines) le retenaient à sa place. Parmi les spectateurs, on faisait même des paris : allait-il tenir ou pas. Mais voilà qu'un autre arbre, arraché quelque part dans les montagnes par le torrent, s'abattit et, tel un bélier, le heurta. Un barrage momentané se forma, qui fut suffisant pour que les vagues s'en eussent pris de toutes leurs forces à l'arbre mourant. Au milieu des vrombissements de l'eau on entendit craquer la racine principale, et après avoir légèrement vacillé, l'arbre plongea d'un coup dans les remous avec tout son pannicule vert de branche. Les vagues l'emportèrent avec rage, et en un instant il était déjà loin. Et pendant que nous suivions la destruction de l'arbre, en serins que nous sommes, un enfant se noya dans le torrent, et toute la soirée nous entendîmes sa mère se lamenter.
Le lendemain nous nous rendîmes à Harar.
CHAPITRE TROISIEME
Les vingt premiers kilomètres du chemin qui mène à Harar passent par le lit de la rivière dont j'ai parlé dans le chapitre précédent. Ses bords sont assez verticaux, et à Dieu ne plaise d'y trouver un voyageur par temps de pluie. Heureusement, nous étions assurés contre ce danger, car l'intervalle entre deux pluies dures environ quarante heures. Et nous n'étions pas les seuls à profiter de cette opportunité. Sur le chemin marchaient une dizaine d'Abyssins, passaient des Danakils, des femmes gallas à la poitrine nue et pendante portaient à la ville des charges de bois et d'herbe. Des longues chaînes de chameaux, reliés entre eux par la gueule et la queue, comme si c'était des rangs d'amusants rosaires, faisaient peur à nos mulets en passant. À Dire Dawa, l'arrivée du gouverneur d'Harar Dejazmach8 Tafari était attendue, et nous croisions souvent des groupes d'Européens sur des beaux chevaux vifs qui partaient à sa rencontre.
Le chemin ressemblait au paradis sur les bons chromos russes : l'herbe d'une couleur verte peu naturelle, les branches trop larges des arbres, des grands oiseaux multicolores et des troupeaux des chèvres sur les pentes des montagnes. L'air doux, limpide et comme traversé par des grains d'or. L'odeur intense et suave des fleurs. Et seulement des personnes noires, comme des pécheurs qui se promèneraient dans le paradis, d'après une légende pas encore inventée, étaient singulièrement discordants avec tout ce qui nous entourait.
Nous allions au trot, et nos achkers couraient devant, trouvant encore du temps pour folichonner et rire avec les femmes qui passaient.
Les Abyssins sont renommés pour leur rapidité, et ici en règle générale, le piéton devance toujours d'une grande distance le cavalier. Deux heures de route plus tard, la montée commença : un sentier étroit passant parfois directement dans la rigole serpentait presque verticalement sur la montagne. Des grosses pierres encombraient le chemin et il nous fallut descendre des mulets et aller à pied. C'était difficile, mais bon. Il faut monter en courant, éviter de s'arrêter et se balancer sur des pierres tranchantes : ainsi c'est moins fatigant. Le cœur bat et la respiration se coupe : comme quand on va à un rendez-vous galant. Par contre, il arrive d'être récompensé, comme avec un bisou, par une odeur fraîche et inattendue d'une fleur de montagne, une vue soudainement ouverte sur une vallée voilée. Et quand, enfin, le souffle à moitié coupé et à bout de forces, nous atteignîmes la cime, une eau extraordinairement calme brillait sous nos yeux depuis si longtemps, comme un bouclier d'argent : le lac de montagne d'Adel. Je regardai ma montre : la montée avait duré une heure et demie. Nous étions sur le plateau d'Harar. Le paysage changea profondément. À la place des mimosas verdoyaient des bananiers et des haies d'euphorbes ; à la place de l'herbe sauvage, des champs de sorgho commun9 soigneusement cultivés. Dans un hameau de Gallas, nous achetâmes des injeras (une sorte de grosse crêpe à base de teff10 noir, qui remplace le pain en Abyssinie) et les mangeâmes, entourés d'enfants curieux, prêt à s'enfuir au moindre mouvement de notre part. D'ici à Harar il y avait un chemin direct, et par-ci par-là il y avait même des ponts jetés sur des profondes crevasses dans la terre. Nous passâmes le second lac d'Oromolo, deux fois plus grand que le premier, abattîmes un oiseau paludéen avec deux excroissances blanches sur la tête, épargnâmes un bel ibis et nous trouvâmes cinq heures plus tard devant Harar.
Déjà de la montagne d'Harar, il y avait une vue majestueuse avec des maisons de grès rouge, des hautes maisons européennes et minarets pointus des mosquées. La ville est entourée d'une muraille, et on ne laisse plus passer la porte après le coucher du soleil. Dedans c'est comme Bagdad au temps de Hâroun ar-Rachîd11. Des rues étroites, qui montent et descendent par des escaliers, des lourdes portes en bois, des places pleines des gens en vêtement blanc qui braillent, un tribunal, ici même sur la place, tout cela est rempli du charme des vieux contes. Les petites escroqueries pratiquées en ville ont aussi un esprit antique. Au-devant de nous par une rue populeuse, marchait un garçon noir d'une dizaine d'années, un fusil sur l'épaule, qui avait tous les signes d'un esclave, et un Abyssin le suivait de près. Il ne nous laissa pas passer, mais puisque nous allions au pas, il ne nous était pas difficile de le dépasser. Voilà qu'un bel Harari se montra, visiblement pressé car il galopait. Il cria au garçon de s'écarter, celui-ci n'obéit pas et, touché par le mulet, il tomba sur le dos comme un soldat de bois, en gardant sur tout le visage la même gravité sereine. L'Abyssin qui le suivait de près se jeta sur l'Harari et, tel un chat, sauta derrière la selle. « Bâ Ménélik, tu as tué une personne ». L'Harari s'attristait déjà mais pendant ce temps le petit Noir, qui visiblement en avait marre d'être couché, se releva et commença à se secouer pour ôter la poussière. L'Abyssin réussit tout de même à arracher un thaler pour la mutilation que faillit subir son esclave.
Nous descendîmes à l'hôtel grec, le seul dans la ville, dans lequel le prix, pour une mauvaise chambre et une encore plus mauvaise table, est digne du Grand Hôtel parisien. Mais il était tout de même agréable de boire un rafraîchissant hydromel et de jouer une partie sur un échiquier gras et rongé.
À Harar, je rencontrai des connaissances. Un Maltais suspect de la caravane, un ancien banquier avec qui je m'étais mortellement brouillé à Addis-Abeba, vînt me saluer le premier. Il m'avait imposé un mauvais mulet appartenant à un étranger avec l'intention de recevoir des commissions. Il me proposa de jouer au poker, mais je connaissais déjà sa façon de jouer. Enfin, avec des grimaces de singe il me conseilla d'envoyer au Dejazmach une caisse de champagne, pour ensuite le devancer et vanter son savoir-faire. Comme aucun de ses efforts ne fut couronné de succès, il perdit tout intérêt envers moi. Mais j'envoyai moi-même chercher une autre connaissance d'Addis-Abeba, un petit copte âgé et propret, directeur de l'école locale. Porté sur le philosophisme, comme la plupart de ses compatriotes, il exprimait parfois des idées intéressantes, racontait des histoires amusantes, et toute sa conception du monde produisait une impression d'un équilibre bon et stable. Avec lui, nous jouions au poker et nous visitâmes son école, dans laquelle de petits Abyssins des meilleurs noms dans la ville faisaient des exercices d'arithmétique en français. À Harar, à nos côtés se trouvait même un compatriote : un Arménien ressortissant russe, Artiom lokhanjan, qui avait vécu à Paris, en Amérique, en Égypte et qui vivait depuis près de vingt ans en Abyssinie. Sur ses cartes de visite, il figurait en tant que docteur en médecine, docteur en sciences, négociant, commissionnaire et ancien membre de la Cour, mais quand on lui demandait comment il avait obtenu autant de titres, sa réponse était un vague sourire et des plaintes contre un mauvais temps.
Celui qui pense qu'il était facile d'acheter des mulets en Abyssinie se trompe énormément. Il n'y a pas de marchands spéciaux, pas de foire de mulets non plus. Les achkers vont de maison en maison en se renseignant s'il y a des mulets à vendre. Vers l'hôtel se trouvent des mulets alignés, parfois très bons mais cependant follement chers.
Quand cette vague diminue, une autre commence : ils amènent des mulets malades, couverts de blessures, avec une patte cassée, dans l'espoir qu'un Blanc ne s'y connaisse pas en mulet, et seulement ensuite ils commencent à amener un à un les bons mulets et au juste prix. De cette manière, en trois jours nous avons eu la chance d'en acheter quatre. Notre Abdoulaïe nous fut d'une grande aide, malgré le fait qu'il prenait les pots-de-vin des vendeurs, il s'efforçait dans notre intérêt. Par contre la bassesse du traducteur Khaïle s'était complètement révélée ces jours-là. Non seulement il ne cherchait pas de mulets, mais de plus, il me sembla qu'il clignait de l’œil avec le maître de l'hôtel pour nous retenir plus longtemps sur place. Je le laissai ici à Harar.
On me conseilla de chercher un autre interprète dans la mission catholique. Je me rendis là-bas avec lokhanjan. Nous entrâmes par une porte entrouverte et nous retrouvâmes dans une grande cour irréprochablement propre. Au fond sur les hauts murs blancs nous saluèrent des capucins calmes au froc marron. Rien ne rappelait l'Abyssinie, on aurait dit que nous étions à Toulouse ou à Arles. D'une pièce simplement rangée sortit en courant vers nous le monseigneur-même, évêque des Gallas, un Français d'une cinquante d'années avec des yeux grands ouverts, comme s'il était étonné. Il était parfaitement aimable et agréable à entendre, mais les années passées au milieu des sauvages, en rapport avec l'ingénuité monastique, se faisaient sentir. Il s'étonnait trop facilement, comme une lycéenne de dix-sept ans, il se réjouissait et se chagrinait à tout ce que nous disions. Il connaissait un interprète, qui était le Galla Paul, un ancien élève de la mission, un très bon garçon, qu'il enverrait chez moi. Nous prîmes congé et revînmes à l'hôtel, et deux heures après Paul arriva. C'était un grand garçon avec un rustaud visage de paysan, il fumait volontiers, et buvait encore plus volontiers et en même temps il paraissait endormi, il avançait mollement, comme une mouche d'hiver. Nous ne convînmes pas du prix avec lui. Après, à Dire Dawa, je pris Félix, un autre élève de la mission.
D'après une totale confirmation de tous les Européens qui le voyaient, il avait un tel air qu'on aurait dit qu'il était pris de nausée ; quand il montait les escaliers, on voulait presque le tenir, et cependant il était tout à fait sain, et d'après les missionnaires c'était aussi un très brave garçon12. Ils rendent la vivacité naturelle et l'intelligence en échange de douteuses valeurs morales.
Le soir nous nous rendîmes au théâtre. Un jour, à Dire Dawa, le Dejazmach Tafari avait vu les spectacles d'une troupe indienne en tournée et il les avait tellement admirés qu'il avait décidé coûte que coûte de livrer le même spectacle à sa femme. Les Indiens se rendirent à Harar à ses frais, obtinrent d'être logé gratuitement et s'habituèrent parfaitement. C'était le premier théâtre en Abyssinie, et il eut un immense succès. Nous trouvâmes difficilement deux places au premier rang ; il fallut pour cela mettre à part sur des chaises supplémentaires deux Arabes respectables. Le théâtre se trouvait être tout bonnement un théâtre forain : un toit bas en fer, des murs écrus, un sol de terre, - tout cela était, peut-être même trop, pauvre. La pièce était compliquée, un roi indien dans un costume pseudo-populairement pompeux se passionnait pour une belle concubine et négligeait non seulement son épouse légale et son fils, un jeune et beau prince, mais aussi les affaires du gouvernement. L’indienne Phèdre13, la concubine, tenta de séduire le prince et par désespoir après son échec, le diffama au roi. Le prince fut banni, et le roi passait tout son temps dans des ivrogneries et des jouissances sensuelles. Les ennemis attaquèrent, il ne se défendit pas malgré les accords des fidèles combattants, et il chercha le salut dans la fuite. La ville eut alors un nouveau roi. Par hasard, durant la chasse, il sauva des mains des brigands la femme légale de l'ancien roi, qui avait suivi son fils dans le bannissement.
Il voulait se marier avec elle, mais alors celle-ci refusait, il fut donc d'accord pour se comporter envers elle comme envers sa propre mère. Le nouveau roi avait une fille qui devait se choisir un fiancé, et pour cela on rassembla au palais tous les princes des alentours. Celui qui pourrait tirer avec un arc ensorcelé serait l'élu. Le prince banni, en habits de mendiant, se joignit aussi à la compétition. Bien entendu, seul lui put bander l'arc, et tous étaient ravis après avoir appris qu'il avait du sang royal. Le roi lui donna la main de sa fille ainsi que le trône, et l'ancien roi qui regrettait son erreur revînt et renonça lui aussi à ses droits de régner.
Le seul truc de metteur en scène était que quand se baissait le rideau qui représentait une rue d'une grande ville orientale, devant lui les acteurs, déguisés en citadins, jouaient des petits gags amusants, qui avaient un rapport à peine éloigné avec l'action générale de la pièce.
Les décors, hélas !, étaient d'un très mauvais style européen, avec des prétentions de joliesse et de réalisme. Le plus intéressant était que tous les rôles étaient joués par des hommes. Ce qui n'en était pas moins étrange, cela ne nuisait pas à l'effet, mais l'intensifiait d'autant plus. Il en résultait une agréable uniformité des voix et des mouvements qui se rencontraient rarement dans nos théâtres. L'acteur qui jouait la concubine était particulièrement bon : peau blanchie, maquillé, avec un beau profil bohémien, il manifesta tant de passion et de grâce féline dans la scène de la séduction du roi que les spectateurs furent sincèrement émus. Les Arabes qui remplissaient le théâtre regardaient, avec des yeux particulièrement avides.
Nous retournâmes à Dire Dawa, prîmes nos bagages et des nouveaux achkers et trois jours plus tard nous étions déjà sur le chemin du retour. Nous passâmes la nuit au milieu d'une montée et c'était notre première nuit sous la tente. Sous elle n'entrèrent que nos deux lits et entre eux, comme table de nuit, deux valises de type élaboré Grum-Grzhimailo14. La lanterne qui ne brûlait pas encore diffusait une puanteur. Nous dînâmes de Kitoï (de la farine mélangée à de l'eau et frite dans une poêle, la nourriture habituelle lors des voyages) et du riz cuit que nous mangeâmes d'abord avec du sel, puis avec du sucre. Au matin, nous nous levâmes à six heures et avançâmes.
On nous informa que notre ami le consul turc se trouvait dans un hôtel à deux heures de Harar et qu'il attendait que les autorités d'Harar soient officiellement informées de son arrivée à Addis-Abeba. Un envoyé allemand faisait les démarches pour cela à Addis-Abeba. Nous décidâmes de nous rendre à cet hôtel, après avoir fait partir la caravane.
Malgré le fait que le consul n'était pas encore entré en fonction dans ses obligations, il recevait déjà de nombreux musulmans qui voyaient en lui le gouverneur général du sultan et qui souhaitaient déjà le saluer. Selon la coutume orientale, ils venaient tous avec des cadeaux. Les Turcs, qui étaient horticulteurs, apportaient des légumes et des fruits, et les Arabes des moutons et des poules. Les chefs des tribus semi-indépendantes somaliennes envoyaient demander ce qu'il désirait : un lion, un éléphant, un troupeau de chevaux ou des dizaines de peaux d'autruche ôtées ensemble avec toutes leurs plumes. Et seuls les Syriens, habillés en veston et se faisant passer pour des Européens, venaient avec un air impertinent et les mains vides.
Nous restâmes près d'une heure avec le consul, et à notre retour à Harar nous apprîmes une triste nouvelle : nos fusils et cartouches étaient retenus à la douane municipale. Le lendemain matin, notre connaissance arménienne, un marchand des alentours d'Harar, passa nous prendre pour aller ensemble à la rencontre du consul qui avait enfin reçu les papiers nécessaires et pouvait faire son entrée solennelle à Harar. Mon compagnon de voyage était trop fatigué de la veille, et j'allai seul. Le chemin avait un air de fête. Des Arabes aux vêtements blancs et colorés étaient assis sur des rochers en prenant des poses révérencieuses. Çà et là des achkers envoyés par le gouverneur allaient et venaient pour faire une escorte honorable et instaurer l'ordre. Des Blancs, c'est-à-dire des Grecs, des Arméniens, des Syriens et des Turcs, qui se connaissaient tous, sautaient entre les groupes, en bavardant et en s'échangeant des cigarettes. Les paysans Gallas qu'ils croisaient se tenaient à l'écart avec effarement en voyant une telle cérémonie.
J’ai, il me semble, oublié de préciser que le consul était un consul général, assez majestueux dans son habit richement brodé d'or, une bande verte vive sur l'épaule et un fez15 rouge vif. Il montait un grand cheval blanc choisi parmi les plus tranquilles (il n'était pas bon cavalier), deux achkers le prirent par la bride, et nous nous mîmes en route pour Harar. J'eus la place à droite du consul, à sa gauche allait Kalil Galeb, le représentant locale de la maison de commerce Galebov. Devant couraient des achkers de gouverneur, derrière allaient des Européens, et derrière ces derniers couraient des fidèles musulmans et différentes personnes désœuvrées. En tout, il y avait jusqu'à six cents personnes. Les Grecs et Arméniens qui allaient derrière nous nous pressaient impitoyablement, chacun s'efforçant de montrer sa proximité envers le consul. Une fois même son cheval s'avisa de ruer, ceci n'arrêtait pas les ambitieux. Un grand trouble fut produit par un chien qui s'était avisé de courir et d'aboyer dans cette foule. Il fut chassé, battu, et accepta le tout...
Je m'écartai du cortège car le culeron16 de ma selle s'était déchiré, et avec mes deux achkers je retournai à l'hôtel. Le lendemain, en accord avec une invitation d'abord reçue puis confirmée, nous passâmes de l'hôtel au consulat turc.
Pour voyager en Abyssinie, il est nécessaire d'avoir un laissez-passer du gouvernement. Je télégraphiai à ce propos au chargé des affaires russes à Addis-Abeba et reçus en réponse que l'ordre de me donner un laissez-passer avait été envoyé au chef des douanes d'Harar, le nagadras Bistrati. Mais le nagadras m'annonça qu'il ne pouvait rien faire sans la permission du chef Dejazmach Tafari. Il fallut se rendre chez le Dejazmach avec un cadeau. Quand nous étions chez le Dejazmach, deux Noirs robustes apportèrent et mirent à ses pieds la boîte de vermouth que j'avais acheté. Cela avait été fait sur le conseil de Kalil Galeb, qui nous présenta. Le palais du Dejazmach, une grande maison en bois avec un étage et une véranda peinte, donnant sur une cour intérieure assez sale, rappelait une datcha pas très bien entretenue, quelque part à Pargolose ou Tsrnok. Dans la cour se baladaient deux dizaine d'achkers qui se tenaient d'une manière désinvolte. Nous montâmes l'escalier et après un moment d'attente dans la véranda, nous entrâmes dans une grande pièce couverte de tapis, où il y avait pour tous meubles quelques chaises et un fauteuil de velours pour le Dejazmach. Le Dejazmach se leva lorsque nous arrivâmes et nous serra la main. Il était habillé d'un chamma, comme tous les Abyssins, mais d'après son visage fuselé, bordé d'une barbiche noire bouclée, ses grands yeux de biches remplis de dignité et sa façon de se tenir, on pouvait deviner un prince en lui. Et ce n'était pas étonnant : il était fils du Ras17 Mekonnen, cousin et ami de l'empereur Ménélik, et tenait son origine directement du roi Salomon et de la reine de Saba.
Nous lui demandâmes le laissez-passer, mais malgré le cadeau, il répondit que sans ordre d'Addis-Abeba il ne pouvait rien faire. Malheureusement, nous ne pouvions nous procurer une attestation du nagradas qui disait que l'ordre était reçu, car le nagradas était parti chercher un mulet qui avait disparu avec un courrier d'Europe sur le chemin entre Dire Dawa et Harar. Alors nous demandâmes au Dejazmach la permission de le photographier, qu'il accepta aussitôt. Quelques jours plus tard nous revînmes avec l'appareil photographique. Les achkers avaient étendu des tapis directement dans la cour, et nous prîmes une photographie du Dejazmach dans ses vêtements de gala bleus. Puis ce fut le tour de la princesse, sa femme.
Elle est la sœur de Lij Yassou, l'héritier au trône, et par conséquent la petite-fille de Ménélik. Elle a vingt-deux ans, trois ans de plus que son mari et les traits de son visage sont très agréables, malgré un embonpoint qui a déjà abîmé sa taille. D'ailleurs, il me semble qu'elle se trouvait dans une position intéressante. Le Dejazmach manifestait envers elle la plus touchante attention. Il la fit asseoir dans une pose nécessaire, arrangea sa robe et nous demanda de la prendre plusieurs fois pour réussir à coups sûrs. Il s'est révélé qu'il parle français, mais seulement il est gêné, non sans raison, et trouve qu'en tant que prince, il est indécent de faire des erreurs. Nous prîmes la princesse avec ses deux filles-servantes.
Nous envoyâmes un nouveau télégramme à Addis-Abeba, et nous nous mîmes à travailler à Harar. Mon compagnon de voyage commença à recueillir des insectes dans les alentours de la ville. Je l'accompagnais une fois sur deux. C'est une occupation étonnamment apaisante pour l'âme : flâner sur les sentiers blancs entre les champs de café, gravier des rochers, descendre vers la rivière et trouver partout des minuscules bonhommes, rouges, bleus, verts et d'or.
Mon compagnon de voyage en recueillait jusqu'à une cinquantaine par jour, tout en évitant de prendre des identiques. Mon travail était d'un tout autre genre : je rassemblais des collections ethnographiques, j'arrêtais sans gêne les passants pour regarder ce qu'ils portaient, j'entrais sans permission dans les maisons et je passais en revue leurs ustensiles, je perdais la tête en essayant d'obtenir des renseignements sur la fonction d'un objet chez des Hararis qui ne comprenaient pas mon comportement. Ils se moquaient de moi quand j'achetais un vieux vêtement, une marchande maudit quand je m'avisai de la photographier, et certains refusaient de me vendre ce que je demandais en pensant qu'il me le fallait pour de la sorcellerie. Pour obtenir un objet sacré ici, un turban que portent les Hararis qui arrivent à la Mecque, j'ai dû passer toute la journée à manger des feuilles de khat (une substance narcotique consommée par les musulmans) de son possesseur, un vieux cheikh fou. Et dans la maison de la mère cavos auprès du consulat turc, je fouillai moi-même dans le panier puant pour les friperies et j'y trouvai beaucoup de choses intéressantes. Cette chasse aux objets était extraordinairement fascinante : devant mes yeux se dressait peu à peu le tableau de la vie d'un peuple entier et toute mon impatience d'en voir encore plus grandissait. Après avoir acheté un renvideur, je me vis dans l'obligation d'apprendre le métier de tisserand. Après s'être procuré les ustensiles, des échantillons de nourriture étaient nécessaires. Au total, je me procurai près de soixante-dix pièces uniquement d'objets d'Harar, en évitant d'en acheter des arabes ou des abyssiniennes. Cependant tout a une fin. Nous jugeâmes avoir étudié Harar autant que nos forces nous l'avaient permis, et puisque nous ne pouvions recevoir le laissez-passer que sous huit jours, sans bagages, c'est-à-dire seulement avec un mulet chargé et trois achkers, nous partîmes pour Djidjiga dans la tribu somalienne Gabarizal. Mais je me permettrai de raconter ceci dans un des chapitres suivants.
Harar fut fondée il y a environ neuf cents ans par des musulmans originaires de la province du Tigré fuyant les persécutions religieuses et se mêlant aux arabes. La ville est située sur un plateau pas très grand mais extraordinairement fertile, et est limitrophe au nord et à l'ouest du désert Danakil, à l'est de la terre de Somalie et au sud de la haute région boisée Meta ; en tout, elle s'étend sur quatre-vingt kilomètres carrés. En somme, les Hararis vivent seulement dans la ville et vont travailler dans les jardins, où poussent le café et le khat (l'arbre aux feuilles enivrantes), l'espace restant avec les pâturages et les champs de sorgho commun et de maïs est toujours occupé depuis le XVI ème siècle par des Gallas et leurs chats, c'est-à-dire des agriculteurs. Harar était un état indépendant jusqu'à ... Cette année-là, dans la bataille de Chelenqo à Gerger, le négus Ménélik battit à plate couture le négus d'Harar Abdoullah et le fit lui-même prisonnier, et Abdoullah mourut peu après. Son fils vit sous la surveillance du gouvernement d'Abyssinie, s'appelle nominalement le négus d'Harar et touche une généreuse pension. Je l'ai vu à Addis-Abeba : c'était un bel et fort Arabe avec un air important sur le visage et dans ses mouvements, mais avec un peu de terreur dans ses yeux. D'ailleurs, il n'exprimait aucune intention de récupérer le trône. Après sa victoire, Ménélik confia la gestion d'Harar à son cousin le Ras Mekonnen, un des plus hauts hommes d’État de l'Abyssinie. Ce dernier, grâce à des guerres victorieuses, réussit à étendre les limites de la province à toutes les terres danakiliennes et sur une grande partie de la Corne de l'Afrique. Après sa mort, son fils Dejazmach Ylma prit la gestion, mais celui-ci mourut un an plus tard. Ensuite Dejazmach Balcha Safo. C'était une personne forte et sévère. Jusqu'au jour d'aujourd'hui on parle encore de lui dans la ville, les uns avec indignation, les autres avec un profond respect.
Quand il arriva à Harar, il y avait tout un quartier de femmes de joie, et ses soldats commencèrent à se quereller à cause d'elles, et ils en vinrent même au meurtre. Balcha Safo ordonna de les réunir sur la place et les vendit aux enchères publiques (comme des esclaves), après avoir posé aux acheteurs la condition qu'ils doivent surveiller le comportement de leurs nouvelles esclaves. Si on remarquait que l'une d'entre elles exerçait son ancienne profession, alors elle serait soumise à la peine de mort, et le complice de son crime devrait payer dix thalers. À présent Harar n'est même pas la ville la plus chaste du monde, puisque les Hararis, qui n'ont pas compris le prince comme il se devait, avait propagé en elle l'adultère. Quand la correspondance européenne disparut, Balcha Safo ordonna de pendre tous les habitants de cette maison, dans laquelle fut trouvé un sac vide, et quatorze cadavres se balancèrent longtemps aux arbres le long du chemin entre Dire Dawa et Harar. Il refusait de payer la capitation au négus, affirmant que de ce côté de l'Awash, c'était lui le négus, et proposa de le destituer du gouvernement ; il savait qu'ils faisaient cas de lui comme le seul fin stratège en Abyssinie. À présent il est gouverneur dans la région éloignée de Sidamo et il se comporte là-bas de la même manière qu'à Harar.
Au contraire, le Dejazmach Tafari est mou, indécis et frileux. L'ordre est maintenu par le vice-gouverneur Fitawrari18 Gabre, un dignitaire de l'école de Balcha Safo. Celui-ci distribue volontiers par vingt ou trente des girafes, c'est-à-dire des coups de fouet en peau de girafe, et parfois même fait pendre, mais c'est très rare.
Les Européens, Abyssins et Gallas, qui s'entendent parfaitement, détestent les Hararis. Les Européens pour leur lâcheté et leur vénalité, les Abyssins pour leur paresse et leur faiblesse, la haine des Gallas qui est le résultat de plusieurs siècles de guerre à la même nuance mystique. «Au fils des anges ne portant pas de chemise, il ne faut pas entrer dans les maisons de Hararis noirs », est chanté dans leur chansonnette, et en général ils suivent ce précepte. Tout ceci ne me semble pas totalement légitime. En effet, les Hararis ont hérité des plus repoussantes qualités de la famille sémitique, mais pas plus que les Arabes du Caire ou d'Alexandrie, et malheureusement pour eux, ils doivent vivre parmi des chevaliers abyssiniens, des Gallas travailleurs et des nobles Arabes du Yémen. Ils lisent beaucoup, connaissent parfaitement le Coran et la littérature arabe, mais ne se distinguent pas par une piété particulière. Leur principal Saint est Cheikh Aboukir, arrivé deux cents ans plus tôt d'Arabie et enterré à Harar. On lui consacre de nombreux platanes dans la ville et aux alentours, que l'on appelle aouli. Les musulmans locaux appellent aouli tout ce qui avait la force de réaliser un miracle à la gloire d'Allah. Il y a des aoulis morts et vivants, des arbres et des objets. Ainsi, sur un marché à Ginir, on refusa longtemps de me vendre un parapluie d'un travailleur indigène, en disant que c'était un aouli. D'ailleurs, les plus instruits savent qu'un objet inanimé ne peut pas être lui-même sacré et que l'esprit de tel ou tel saint, installé dans l'objet, réalise les miracles.
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1. État sur le nord-est de l'Afrique, dont la capitale homonyme
2. Un sagène fait 2,13m
3. Une archine fait 0,71m
4. Bovin qui produit près de 600 kg de lait par année
5. Les antilopes font partie des proies des chacals, il n'est pas rare de voir un chacal à proximité.
6. Le percepteur des taxes commerciales
7. Toge traditionnelle éthiopienne
8. Commandant de la force armée impériale éthiopienne, un des plus hauts grades militaires
9. Plante d'origine africaine, 5ème céréale mondiale, cultivée soit pour ses graines, soit pour le fourrage
10. Plante cultivée comme céréale secondaire en Afrique
11. 5ème calife abbasside de Bagdad, dont l'image est idéalisée dans les contes de fée "Mille et une nuit'
12. En français dans le texte.
13. Dans la mythologie grecque, fille du roi Minos et femme de Thésée qui brûlait d'amour pour son beau-fils Hippolyte; rejetée par lui, elle se suicida
14. G. E. Grumm-Grzhimaylo (1860-1936) - géographe et zoologiste
15. Coiffure en laine portée dans certains pays musulmans.
16. Partie de la croupière qui porte la queue du cheval.
17. Un des plus hauts titres à la cour impériale et dans les provinces
18. Commandant de l'avant-garde, équivalent d'un baron.